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que les chefs défile, les grands esprits initiateurs et les groupes placés sous leur influence immédiate marchaient de l’avant et passaient de la jeunesse à l’âge adulte, les multitudes restaient dans l’enfance. A beaucoup d’égards, elles y sont encore. L’esprit scientifique ne les pénètre, ne leur impose ses méthodes, ou plutôt ses jugemens et ses conclusions, qu’avec une prodigieuse lenteur. Faut-il donc s’étonner que, pendant toute la durée de ce que l’on appelle l’antiquité, la foule, sans repousser la conception supérieure qui lui était présentée, en paraissant même l’accepter et en la professant du bout des lèvres, soit demeurée constamment fidèle à des pratiques et à des rites qui ne s’expliquaient et ne se justifiaient que par l’hypothèse du mort domicilié dans la tombe ?

L’étonnement serait d’autant plus déplacé que, malgré les apparences, cette croyance naïve n’est pas morte, que, sans même le savoir, beaucoup de nos contemporains obéissent encore à ses suggestions secrètes. C’est elle qui fait naître, chez les Slaves et chez les Grecs, la crainte des vampires et qui leur conseille les expédiens étranges dont ils usent pour s’affranchir des visites de ces monstres imaginaires. Ailleurs, dans la même région, elle se manifeste d’une autre façon, mais non moins clairement. Dans les villages albanais de l’Epire, j’ai vu les femmes, à la sortie des offices du dimanche, déposer sur les pierres tombales des gâteaux faits de miel, de farine et de graines de pavot. Je leur demandais pourquoi elles les mettaient là et à qui elles les destinaient : « C’est pour les morts, » me répondit-on, comme si c’eût été la chose du monde la plus naturelle. Ce qui surprenait, c’était ma question.

« Fort bien ! dira-t-on ; mais il s’agit là de populations arriérées et ignorantes, qui, demeurées en dehors du mouvement de la civilisation, appartiennent, en un certain sens, plutôt nu monde ancien qu’au monde moderne. Trouveriez-vous rien de pareil en Occident, là où tous les enfans vont à l’école primaire ? » Pour prouver que la différence est moindre qu’on ne le croirait à première vue, pas n’est besoin de rechercher s’il subsiste encore dans telle ou telle de nos provinces, au fond des campagnes, certains usages singuliers qui ne s’expliquent que par celle illusion : il suffit de passer quelques heures dans les cimetières de Paris. Vous assistez à un enterrement. Le prêtre, en jetant une pelletée de sable sur la bière, prend ainsi congé de celui qu’il vient d’accompagner jusqu’à sa dernière demeure : « Tu es poussière, lui dit-il, et tu retournes à la poussière ; mais l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné. » Mettons que ces hautes paroles tombent,