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resté, pendant des milliers d’années, passionnément attaché à la première hypothèse que leurs ancêtres aient formée pour expliquer le mystère de la mort. À ce qu’il nous semble aujourd’hui, un cerveau d’enfant a seul pu s’imaginer que le mort habitait la tombe et qu’il continuait à y éprouver les besoins qui, suivant que l’homme trouve ou non à les satisfaire, sont, pour lui, une cause de jouissance ou de souffrance. Comment, se dit-on, une telle illusion a-t-elle pu résister aux démentis quotidiens que l’observation lui infligeait et au premier éveil de la pensée ? Ces morts, auxquels, sans se lasser, on apportait le manger et le boire, les a-t-on jamais retrouvés vivans dans la tombe, même de cette vie imparfaite et précaire que l’on essayait de se figurer ? Comment, dès que l’on a commencé de réfléchir, n’a-t-on pas compris que la vie ne pouvait se prolonger après la dissolution des organes ? Comment enfin cette croyance, toute grossière, toute déraisonnable, toute puérile qu’elle nous paraisse, tout immorale aussi qu’elle fût, puisqu’elle ne mettait pas île différence entre le sort final des bons et celui des méchans, n’a-t-elle pas cédé le terrain à l’hypothèse qui dirige les morts sur l’Hadès et qui les y rassemble ?

Cette seconde hypothèse a, sur sa devancière, deux grands avantages : elle se place en dehors du monde sensible, et si, par là même, elle se condamne à n’être jamais vérifiée, elle se met, par là même, à l’abri des objections qui prétendraient se fonder sur l’expérience ; d’autre part, elle donne pleine satisfaction à la conscience, car elle lui permet de chercher dans une autre vie la réparation des injustices dont le spectacle s’offre à elle dans ce monde. C’est là, sans doute, ce qui a valu à cette théorie l’adhésion des poètes et des philosophes, celle de tous les esprits cultivés. Mais pourquoi, malgré ce triomphe apparent, n’a-t-elle exercé sur les sentimens des hommes et sur leurs actions qu’une superficielle et faible influence ? pourquoi est-ce l’autre croyance, la croyance primitive, qui, comme l’a si bien montré Fustel de Coulanges, a été comme le principe moteur et régulateur de la société antique, a marqué de son empreinte ses mœurs et ses institutions, les a faites si paradoxales en apparence et, à ce qu’il semble, si contre nature, si différentes de celles des peuples modernes ?

Ce qui, tout d’abord, explique le succès que cette conception a obtenu, c’est son extrême simplicité. Il nous semble, à nous autres qui ne croyons qu’aux phénomènes dûment constatés et qui sommes toujours occupés à en chercher la loi, que cette croyance ait dû exiger de l’esprit un grand effort. C’est là