Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/119

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dérogea, pour lui, à la règle héréditaire, c’est que l’on ne se sentait pas sûr du lendemain. Quelque jour, dans une émeute, les fils des proscrits auraient pu aller chercher dans sa tombe, pour la traîner par les places et la jeter ensuite à l’égout, la dépouille de l’impitoyable dictateur qui avait soulevé tant de haines. L’urne funéraire, avec la poignée de cendres qu’elle renferme, courait moins de chances : il serait plus aisé de la dérober à ces colères et à ces vengeances.

Là même où, comme dans la Grèce des successeurs d’Alexandre et dans l’empire romain, l’usage de brûler les morts était devenu presque universel, ce fut le rite antérieur qui demeura toujours comme le maître et l’ordonnateur de la tombe. S’il garda ainsi, jusqu’aux derniers jours de l’antiquité, son influence secrète, son empire tacite et souverain sur l’âme populaire, à plus forte raison l’autorité devait-elle en être à peine ébranlée vers le temps où s’achevait l’épopée.

Ce serait, en effet, commettre une grave erreur que de considérer les poèmes homériques comme la fidèle et complète expression des idées et des sentimens qui, au moment où furent composés ces poèmes, régnaient sur tous les esprits, étaient répandus dans toutes les couches de la société grecque. Œuvre d’une élite, ils sont, à bien des égards, en avance sur les opinions moyennes des contemporains. La théorie religieuse qu’ils impliquent est beaucoup plus abstraite que celle qui a persisté, bien longtemps après l’époque d’Homère, dans l’esprit des foules. Les puissances divines qui gouvernent le monde tel que se le représente l’épopée sont en petit nombre. L’action régulatrice, celle qui préside à la succession des phénomènes, est partagée entre quelques grands dieux, nettement définis. Au contraire, il y avait alors, et pendant de longs siècles il y aura encore, dans les croyances populaires et locales, une complexité ou, pour mieux dire, une confusion infinie. Chaque canton a toujours eu ses dieux à lui, qui différaient de ceux du canton voisin, soit que, portant le même nom, ils eussent, en réalité, un autre caractère, soit que la similitude des conceptions se dissimulât sous la variété des épithètes et la multiplicité des vocables. Malgré la subtilité de ses analyses, la science moderne est comme étourdie par cette diversité, tandis qu’elle se meut à l’aise dans l’interprétation de la mythologie homérique.

Il y a, dans l’Iliade et l’Odyssée, une force et une liberté de pensée qui laissent déjà prévoir l’état d’esprit auquel arriveront, chez le même peuple, quatre ou cinq cents ans plus tard, un Anaxagore et un Périclès, un Thucydide et un Aristote. Quand