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passé[1]. Ces ombres sœurs, ces « images de ceux qui avaient cessé de peiner » εἴδωλα ϰαμόντων (eidôla kamontôn), elle allait les rejoindre dans la morne étendue de la lande inculte où fleurissait la pâle asphodèle.

Avec le temps, de cette conception sortira celle du bonheur réservé aux justes dans l’Hadès et de la punition qui y frappe les méchans. Déjà, chez le poète de l’Iliade, il y a, dans la formule du serment, un mot qui indique que l’esprit de l’homme commençait à chercher dans les châtimens d’outre-tombe la sanction de certains devoirs moraux ; on y invoque, comme garantes des paroles échangées, les Erinnyes, « qui punissent sous la terre ceux qui se sont parjurés[2]. » Cependant, si cette croyance apparaît dans l’Odyssée, c’est seulement vers la fin de la Nekyia, dans un morceau dont les données ne semblent pas s’accorder avec celles de toute la première partie du chant. Il y a eu là, ce semble, insertion d’une cinquantaine de vers ajoutés par un poète qui serait moins ancien que celui qui a composé le reste de l’épisode. Titye, Tantale et Sisyphe y sont représentés souffrant de supplices que le poète décrit, sans spécifier nettement par quelles fautes ils ont été mérités[3].

Tout en paraissant rompre ainsi avec le passé, le poète, dans le récit de la visite d’Ulysse à l’Hadès, laisse deviner combien l’esprit de l’homme était attaché à la première conjecture que lui ait suggérée le secret irritant de la mort. Les fantômes que le héros a évoqués sont muets tant qu’ils n’ont pas trempé leurs lèvres dans le sang des victimes égorgées : alors seulement, quand ils l’ont bu, ils reprennent un éclair de vie, ils ont la force de parler[4]. Lorsque le corps était conçu comme continuant de vivre dans la tombe, on devait se préoccuper de lui fournir une nourriture réparatrice qui descendit dans ses viscères et les ranimât d’instant en instant ; mais qu’ont à faire du boire et du manger, ces ombres vaines, νεϰύων ἀμενηνὰ ϰάρηνα (nekuôn amenêna karêna), qui n’ont plus de chair, que ne peuvent presser dans leurs bras ceux qui les voient flotter devant leurs yeux[5] ? Le travail de la réflexion a eu beau aboutir à une solution du problème qui est moins matérialiste que la précédente, le poète qui l’expose y mêle, sans s’apercevoir

  1. L’idée que, pour trouver ce chemin, l’ombre ait besoin d’un guide, n’apparaît que dans le dernier livre de l’Odyssée qui, au jugement de tous les critiques, ne fait pas corps avec le poème et n’y a été ajouté qu’assez tard. C’est là que se montre, pour la première fois, l’Hermès psychopompe ou conducteur des âmes (XXIV, 1-10).
  2. Iliade, XIX, 259-260. — Cf., III, 279.
  3. Odyssée, XI, 575-625.
  4. Odyssée, XI, 95-99 : 152-155.
  5. Odyssée, XI, 204-208.