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en défiance ; elle éveillait le doute, dans quelques esprits, sur le compte de la solution jusqu’alors aveuglément acceptée.

Dans la tombe, quand on la rouvrait, au bout de quelques années, pour y déposer un membre attardé de la famille, on ne retrouvait plus que des ossemens épars et une poussière que l’on avait peine à distinguer de la terre où elle se mêlait. Qu’était donc devenu ce mort que l’on avait, cru pouvoir faire vivre, à force de soins pieux, dans son sépulcre ? Devant ce néant, il devenait difficile d’affirmer la persistance de l’être ; et cependant on ne pouvait se résoudre à admettre que rien ne subsistât plus de celui que la veille on avait entendu donner son avis dans le conseil ou déployer sa vaillance dans le combat. Il ne paraissait pas possible que toute cette sagesse et toute cette force se fussent évanouies, à la manière du son qui s’efface et qui meurt dans les airs. On en vint alors à se demander s’il ne fallait pas chercher ailleurs ce que l’on ne trouvait plus dans la tombe, ce qui durait encore lorsque les organes avaient achevé de périr. Ce je ne sais quoi d’indéfinissable auquel on ne pouvait se décider à renoncer, on se le figura comme une sorte de reflet et de simulacre du corps, que celui-ci, avant de disparaître, projette dans l’espace. Pour s’en former quelque idée, on le compara à une fumée, aux apparitions du rêve, à l’ombre que le soleil dessine sur un mur[1]. Le terme que l’on finit par employer de préférence pour le désigner, ce fut celui d’image εἴδωλον (eidôlon).

Si cette image n’avait pas de solidité ni d’épaisseur, si, quand les yeux la voyaient, le doigt ne pouvait pas la toucher, elle n’en gardait pas moins l’apparence et les traits de celui qu’elle représentait. Elle gardait aussi, avec le souvenir du passé, les amours et les haines d’autrefois, les sentimens qui avaient fait battre le cœur de l’homme dont elle perpétuait la forme. Presque immatérielle, légère et insaisissable, comment se serait-elle laissé enfermer dans la prison de la tombe, de cette tombe où jamais on ne l’avait aperçue quand on avait soulevé la dalle du caveau dans lequel dormaient les ancêtres ? Il fallait pourtant qu’elle fût quelque part, qu’elle eût une demeure qui lui appartînt. Cette demeure, ce fut un pays mystérieux, pays de silence et de ténèbres, l’Hadès ou Erèbe.

Où plaçait-on l’Hadès ? Personne n’aurait su le dire. C’était bien loin, vers le Nord, sur le rivage de l’Océan ; mais l’ombre, dès qu’elle était dégagée de la chair, en trouvait d’elle-même le chemin, ce chemin par lequel tant d’autres ombres avaient déjà

  1. Iliade, XXIII, 100-101. — Odyssée, X, 495 ; XI, 207-208.