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emparer. Les gens qui s’étaient donné la peine de lire attentivement les récits des voyageurs à travers la grande île africaine, ou mieux encore de les interroger eux-mêmes, savaient à quoi s’en tenir sur cette fantasmagorie ; mais le bon peuple s’y était laissé prendre, et, lorsque l’expédition a été ordonnée, on a cru généralement en France que nous partions pour une promenade militaire, où nous n’aurions à cueillir que des lauriers, des fleurs et bientôt des fruits.

Aussi la surprise a-t-elle été pleine d’angoisse lorsque les premières nouvelles sont arrivées. Eh quoi ! la maladie décimait notre corps expéditionnaire ! Nos généraux, nos amiraux avaient commis d’impardonnables maladresses et en rejetaient mutuellement la responsabilité les uns sur les autres ! Le débarquement avait été mal fait ! Rien ne paraissait avoir été préparé pour conduire rapidement, par voie fluviale, nos soldats de Majunga à Suberbieville I Les voitures Lefebvre, au lieu d’être une aide, devenaient un embarras et un obstacle ! Le rapatriement des malades s’opérait dans les conditions les plus défectueuses! Nous rappelons ces souvenirs d’il y a huit jours, non pas pour les faire revivre, mais plutôt pour montrer la fragilité de l’opinion qui les a déjà presque oubliés. Sur le moment, l’impression a été prodigieusement vive. La déception a été d’autant plus amère que la confiance première avait été plus grande. Ceux qui connaissaient Madagascar s’étonnaient moins, mais ils étaient peu nombreux. Ceux qui connaissaient l’histoire, la nôtre en particulier, avaient fait d’avance la part des erreurs d’exécution inévitables, mais ils étaient aussi une exception. En réalité, les mêmes journaux qui avaient poussé à la guerre avec le plus d’acharnement étaient au premier rang pour accuser le gouvernement, non seulement de la manière dont il l’avait conduite, mais de l’imprudence avec laquelle il l’avait entreprise. La presse radicale et socialiste qui est, de parti pris, hostile à toute expansion de la France au dehors, engageait contre le ministère une polémique qui devait se terminer à la tribune de la Chambre. L’opinion était subitement retournée. Tout le monde a son journal aujourd’hui, jusqu’au fond des campagnes, et, sous ce rapport, la perméabilité des masses rurales a fait de surprenans progrès depuis quelques années. L’esprit critique est encore nul, ou du moins très insuffisamment développé; on juge mal, on compare peu. Les impressions se forment subitement par les yeux qui lisent, ou même qui se contentent de regarder, car l’image parle encore plus vite que la lettre à déchiffrer; et les journaux illustrés ne représentaient que de lamentables scènes de champs de bataille ou de salles d’hôpital. Le désastre prenait une forme plastique obsédante, persécutante. L’histoire des plus grandes choses est semée d’accidens très semblables à ceux qu’on nous racontait; mais ils disparaissent dans l’ensemble et s’effacent devant les résultats. La