Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/944

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Navarraise on ne doit voir que la fantaisie et le divertissement d’un artiste très personnel mais non moins curieux, très souple et quelquefois inquiet. Il s’affirme quand il lui plaît et même s’exagère ; il ne lui déplaît pas non plus de se métamorphoser et de se travestir. Le Massenet d’Esclarmonde prétendit un jour nous donner du Wagner; celui de la Navarraise nous sert du Mascagni. Ne craignons rien : nous retrouverons un jour le Massenet des Erynnies et de Marie-Magdeleine, de Manon et de Werther; celui-là ne sera que lui-même, et nous l’en aimerons mieux.

AuQsi M. Massenet s’est juré d’écrire sa Cavalleria Rusticana. L’émulation pouvait être plus noble, mais non pas l’imitation plus avouée. Sujet mélodramatique et populaire, unité de temps et de lieu, coupe en deux petits actes que relie un intermezzo d’orchestre, tout, jusqu’à la principale et tragique interprète, est commun entre l’original et la copie. Pour faire ressemblant, M. Massenet n’a rien épargné. Il a déchaîné son orchestre, exaspéré sa mélodie. Il s’est contraint à la vulgarité de certains procédés italiens : à l’éclat tapageur, aux oppositions faciles, aux phrases convulsionnaires qui roulent du haut en bas de l’échelle sonore et s’écrasent en des cadences pâmées. Inutiles efforts! À ce jeu brutal, à ce jeu de massacre, le musicien délicat ne pouvait être que vaincu. Fût-ce par ses défauts, ou par ses excès, par je ne sais quelle sincérité naïve et native qui leur servait d’excuse, Cavalleria garde l’avantage. Mais il y a plus, et dans ce sujet, qui ne lui convenait pas, le talent même du maître français l’a mal servi.

Du « talent », on n’en saurait avoir plus que M. Massenet, et moins que M. Mascagni. Prenez au hasard une phrase de la Navarraise, la première si vous voulez. Bruyante et massive, elle est du moins harmonisée, instrumentée, écrite enfin. Elle ne contient pas un accord qui pour l’oreille, pour l’esprit, ne se décompose en notes et en timbres, en élémens d’harmonie et de sonorité, que n’eût jamais su disposer ainsi le jeune musicien d’outre-monts. Dans l’ « épisode lyrique » de M. Massenet quelques pages encore ont leur prix : au début du trio d’Anita, d’Araquil et de son père, c’est un motif espagnol traité finement; c’est une pittoresque chanson de soldat; à deux ou trois reprises, c’est un de ces dialogues tantôt sérieux, tragiques même, tantôt légers, que M. Massenet fait courir à fleur de lèvres sur un orchestre expressif et chantant. Les deux modèles du genre se trouvent dans Manon (tableau du Cours-la-Reine), et dans Werther (scène des pistolets). Quant à la belle cantilène d’Araquil : O bien-aimée, pourquoi n’es-tu pas là? le modèle n’en serait-il pas dans une page exquise des Erynnies? J’avoue que ce souvenir m’a troublé. J’ai cru reconnaître la mélodie, les accords surtout, et tandis qu’ils résonnaient, les grands accords mélancoliques, tandis que par-dessus leurs flots épandus, le