Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/940

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reste insoupçonné. — Les hôtes des Pépinières appartiennent à la bourgeoisie aisée de province. Les personnages de Madame Corentine sont des gens de petit commerce, attentifs au gain, et chez qui, par une nécessité, les questions d’argent se mêlent aux questions de sentiment. — Dans les Noellet, nous sommes chez des paysans. Et je ne sais trop si on a jamais mis plus d’exactitude à reproduire les scènes de la vie de campagne qu’il y en a dans cette première partie du roman, où nous assistons à la vie d’une famille de métayers. Le père Noellet ne connaît et n’aime que la terre, et c’est pour elle qu’il élève ses deux fils. Comme il arrive, l’aîné, Pierre Noellet, a le mépris de la condition des siens ; il a le goût de l’instruction, il est intelligent et orgueilleux; il se fait conduire au séminaire. Ce sont bien des sacrifices qu’il en coûte, mais on les accepte bravement, car il est juste après tout qu’un enfant suive sa vocation, et on n’a pas le droit de refuser à Dieu ceux qu’il appelle et qu’il a choisis pour son service. Un beau jour, Pierre déclare qu’il ne sera pas prêtre, qu’il n’a jamais eu la vocation, qu’il a menti et trompé ses parens afin de les contraindre à lui faire donner une éducation supérieure à son rang, et qu’il veut aller à Paris pour être un monsieur. Ce drame de la vie paysanne est rendu avec la plus remarquable intensité. Chacun des acteurs y est exactement dans son rôle. Tout y dénote l’observation patiente, l’intime connaissance des choses et des gens. On est à égale distance de l’idylle et de la caricature. On est en pleine réalité.

Telle est, en effet, la dernière forme qu’a prise le talent de M. René Bazin. A mesure qu’il s’éloigne du romanesque conventionnel de ses débuts il incline vers un réalisme dont la note juste, franche et quand même distinguée, est dans notre littérature une note nouvelle. Son beau récit de Donatienne en est un exemple. L’histoire est simple à souhait et banale comme un fait-divers. La misère se fait chaque jour plus menaçante chez le closier Jean Louarn. Aussi se résigne-t-il à laisser sa femme Donatienne partir pour Paris, où elle se place comme nourrice. Pour lui, il garde les trois enfans et il attend. Il attend avec une confiance obstinée les nouvelles toujours plus espacées qu’envoie Donatienne et l’argent qu’elle n’envoie pas. Maintenant la saisie jette le closier hors de chez lui sans pain, et la rumeur publique lui apprend son malheur. Donatienne ne reviendra pas, elle ne reviendra jamais : elle a trop peur de la misère ; elle a eu tôt fait d’oublier le pays et les siens et de prendre goût à la vie facile, à la bonne nourriture, et à la noce... Dans le raccourci de cette nouvelle, M. Bazin a trouvé le moyen de nous faire tout comprendre ou tout deviner : l’opposition de nature entre Jean Louarn et sa femme, l’espèce d’obscur désir qui poussait Donatienne vers la ville, les exemples démoralisans qui s’offraient à elle avant même l’arrivée, l’atmosphère de corruption où elle va succomber