Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/938

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à un écrivain ce n’est pas pour lui en faire un reproche !

Je crains d’avoir plus de peine encore à me faire comprendre et d’étonner beaucoup de gens en osant soutenir que c’est un mérite pour un romancier d’avoir de l’élévation dans l’esprit. C’est une notion que nous avons tout à fait perdue depuis l’avènement de la « littérature brutale. » On n’a plus cessé depuis lors de considérer la grossièreté comme un signe de la force et la trivialité comme un synonyme de la hardiesse. Cette confusion n’est pas près d’être dissipée : trop nombreux sont ceux qui ont intérêt à l’entretenir. Il y a entre les romanciers comme un concours à qui découvrira quelque aspect plus répugnant de notre nature ou de notre société : c’est un sport ; ils battent un record. Peu à peu nos idées se sont faussées, notre goût s’est gâté, notre sensibilité s’est émoussée. Hors la peinture du vice tout nous semble fadeur et candeur. Or sans doute il ne s’agit pas de présenter de la réalité un tableau embelli et partant mensonger. Il ne s’agit pas de se payer d’illusions et d’un dangereux optimisme. On sait de reste que le mal est inhérent à la nature humaine et que la tristesse est l’étoffe dont est faite la vie. On n’ignore rien de nos défaillances et de notre détresse. Mais aussi n’admet-on pas que la littérature ait été inventée spécialement afin de nous remettre en mémoire les raisons que nous avons de nous mépriser nous-mêmes. On croit qu’à traiter certains sujets Il n’y a guère de profit et il y a de la honte. Il est, non pas des profondeurs, mais des bas-fonds où l’on refuse de descendre. On fait choix, pour les interpréter, de spectacles qui se puissent supporter, de sentimens qui se puissent avouer, de situations où l’homme ne s’abaisse pas au-dessous de lui-même… Et je m’aperçois bien que je suis en train de trahir la cause de mon romancier.

Il s’en faut d’ailleurs que tout soit de même prix dans les romans de M. Bazin. Il en a écrit, non pas précisément de mauvais, mais d’un peu trop médiocres. Je ne songe pas à Stéphanette, un livre de début, que son auteur n’a presque pas publié, dont je ne sais même s’il a été mis dans le commerce, et que je mentionne uniquement pour faire étalage d’érudition. On y voit comment un gentilhomme s’éprit de la fille d’un brocanteur, comment ce brocanteur avait été l’un des plus atroces bourreaux de la Révolution, et comment sa fille qui n’était pas sa fille, était la cousine du gentilhomme. Cela se lit sans fatigue, et n’est pas plus ennuyeux qu’autre chose ; mais ces récits empruntés aux souvenirs de la Révolution ont dans l’histoire du roman leur date et leur nuance. Une tache d’encre, ouvrage couronné par l’Académie française, me semble en dépit de la couronne un ouvrage regrettable. M. Bazin y a adopté un ton de badinage innocent et une sorte d’humour inoffensif. Là et ailleurs M. Bazin conte avec un peu trop de complaisance l’aventure du bon jeune homme épousant à la fin l’héritière idéale. C’est la