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des toits trop rapprochés. Les maisons se sont groupées là et serrées les unes contre les autres. Il en est d’orgueilleuses et d’humbles, il en est de moroses et d’autres accueillantes et souriantes dans leur vétusté comme de bonnes aïeules. Elles sont toutes différentes, à la manière des êtres vivans dont pas deux ne se ressemblent. Elles disent l’époque où elles se sont élevées et l’humeur de ceux qui les ont habitées. Elles savent des histoires d’autrefois, elles gardent la tradition d’un passé qu’elles attestent auprès des générations nouvelles venues. Un jour vous vous êtes arrêté là, et il vous a semblé que vous étiez transporté dans un autre temps. Laissez passer un petit nombre d’années, laissez faire au zèle de municipalités avides d’embellissemens. Les lacis capricieux d’hier ont fait place à des rues droites, sans personnalité, où s’alignent des maisons neuves, qui n’ont pas vécu, qui n’ont pas souffert, qui n’ont pas d’âme… Vous avez remonté, il n’y a pas si longtemps, le cours de la Loire : c’est bien le même fleuve bordé des mêmes peupliers. Il vous semble pourtant qu’il y manque quelque chose. Que sont devenues ces grandes voiles carrées qu’on apercevait blanchir au loin ? Demandez-le à maître Houlyer, qui fut à l’époque un des plus rudes mariniers : il vous dira que c’est fini de la navigation des fleuves et des belles expéditions de jadis, où il y avait des dangers à courir comme dans les expéditions de mer… Tout s’en va. Un à un les petits-fils laissent se perdre les usages des grands parens. Les champs ne se cultivent plus de même et les idées ne germent plus de la même manière. Les hommes ont renoncé aux costumes traditionnels ; et pareillement ils n’ont plus l’âme d’autrefois. — Les choses lointaines ont une intime poésie, et il y a un grand charme de mélancolie pénétrante dans les choses qui s’en vont. C’est piété de la part d’un écrivain que d’en fixer l’image au moment où elles disparaissent et ne laisseront bientôt plus d’elles-mêmes que ce qu’il en aura mis dans des pages consacrées au souvenir.

Il se peut qu’on ait prêté trop d’importance aux questions de race et exagéré l’influence des milieux. Il n’en reste pas moins qu’on a raison « de rattacher l’humeur des hommes et la couleur de leurs yeux, et celle surtout de leur esprit, non seulement aux races dont ils sortent, mais au sol qu’ils habitent et à l’air qu’ils respirent… Le paysan craonnais, grand, large d’épaules et lent d’allures, n’a pas la tête légère ni l’humeur querelleuse du Breton. Moins sombre que le Vendéen, il est, comme lui, indépendant et défiant. » M. Bazin se plaît à observer la diversité des types, et à noter aussi l’empreinte différente que mettent sur l’individu sa condition et sa profession. Le hobereau et le fonctionnaire, le percepteur et le médecin, la grande dame ruinée, la commerçante enrichie par des prodiges de labeur et des miracles d’économie, il nous les montre au vrai, dans leur attitude, avec leur geste