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moi-même de cette vérité, que la réalisation du drame tel que je le conçois dépend de conditions qui la rendent actuellement impossible, non seulement à moi, mais à une volonté et à des aptitudes infiniment supérieures aux miennes. Elle dépend d’un état social, et par suite d’une collaboration collective, qui sont exactement à l’opposé de ce que nous avons à présent. » Et un an plus tard, en 1852, tandis qu’il était tout entier dans son Anneau du Nibelung, il écrivait à Uhlig : « A propos ! aie bien soin de protester contre l’accusation qu’on me fait de travailler à l’œuvre d’art de l’avenir : il faudrait pourtant bien que les sots apprennent à lire, avant de se mêler d’écrire ! » Il avait d’ailleurs, précédemment déjà, déclaré à Uhlig que « l’œuvre d’art de l’avenir ne saurait à présent être créée, mais tout au plus préparée. »

Ces divers passages prouvent, en tout cas, que la doctrine artistique générale de Wagner, et même sa théorie particulière du drame purement humain, doivent être considérées en dehors de son œuvre dramatique personnelle. Elles forment, comme le lecteur a pu s’en rendre compte, une partie organique de sa conception totale de l’univers.

Dans l’œuvre dramatique de Wagner, au contraire, le génie individuel domine tout le reste. Et Wagner a beau nous dire que, s’il a pu établir en théorie les élémens essentiels du drame purement humain, c’est « parce qu’il les a d’abord inconsciemment découverts dans la pratique de son art » : cette déclaration n’atténue pas l’erreur de ceux qui prétendent voir dans son œuvre un exemple complet et définitif de l’œuvre d’art de l’avenir, telle qu’il l’a conçue. Admettons plutôt, comme il le dit encore, que « l’œuvre d’art de l’avenir peut tout au plus aujourd’hui être pressentie. » Et il ajoute : « Seul le solitaire, dans son amer sentiment du tragique de cette situation, peut s’élever à un état d’ivresse assez complet pour tenter de réaliser l’impossible. »

Que Wagner a « réalisé l’impossible », c’est ce que nous sommes bien tenté de croire quand nous entendons Tristan, l’Anneau du Nibelung, Parsifal, et les Maîtres Chanteurs. Et ces œuvres incomparables nous donnent le clair « pressentiment » de ce que sera l’œuvre « collective » de l’art de l’avenir. Mais cet art lui-même, c’est de l’avenir seul que nous aurons à l’attendre.


Il ne faudrait pas croire, cependant, que, pour avoir été un « solitaire, », Wagner ait entièrement échappé à cette loi de « production collective » dont il faisait la condition nécessaire de toute véritable création artistique. L’art nouveau qu’il a créé, en effet, il ne l’a créé qu’avec la collaboration de tous les grands poètes et musiciens d’autrefois, et tout particulièrement des artistes de son