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qui nous a révélé le pouvoir inépuisable de la musique. « Par son effort héroïque pour atteindre l’idéal nécessaire dans une voie impossible, Beethoven nous a montré l’aptitude infinie de la musique à atteindre cet idéal dans une v(tie où elle n’aurait plus besoin d’être que ce qu’elle est en réalité, l’art de l’expression. »

On comprend maintenant ce que voulait dire Wagner quand il rêvait d’un drame où « se trouveraient confondues dans une essence unique les figures de Shakspeare et les mélodies de Beethoven. » Et l’on devine pourquoi il nous dit qu’il aurait aimé à définir ses drames : « de la musique réalisée en action et rendue visible. »


V

Il nous reste à voir quel sera, dans ce drame idéal, le rôle des autres arts, et en particulier de la poésie. Wagner n’était nullement sur ce point de l’avis de Milton, qui croyait possible l’union « d’une musique sublime avec des vers immortels. » — « Le fait qu’une musique ne perd rien de son caractère quand on change les paroles qu’elle prétend traduire, disait-il au contraire, prouve assez clairement que la soi-disant relation intime de la musique et de la poésie est une pure illusion. Quand on entend des paroles chantées, à supposer même qu’on perçoive les paroles (ce qui, dans les chœurs notamment, est presque impossible), ce n’est pas à ces paroles qu’on fait attention, mais à la seule émotion musicale provoquée par elles chez le musicien. » Cette déclaration, venant de Wagner, pourra, au premier abord, surprendre plus d’un lecteur. Elle est en contradiction flagrante avec ce principe de Gluck « que l’objet de la musique est de soutenir la poésie. » Mais nous avons dit déjà que la conception wagnérienne du drame, loin d’être d’accord avec celle de Gluck, de ses prédécesseurs et de ses successeurs, comme on le répète communément, lui est au contraire tout à fait opposée. Wagner, d’ailleurs, dit encore dans un autre endroit que « toute réunion de la musique et de la poésie a nécessairement pour effet de dégrader cette dernière. »

C’est que, pour comprendre la théorie de Wagner, il faut toujours revenir à cette pensée de Lessing, que « la nature a destiné la poésie et la musique non pas à être liées ensemble mais à former un seul et même art. » Ni la musique ni la poésie n’ont en effet pour objet, dans le drame wagnérien, de « se soutenir » l’une l’autre, mais elles doivent toutes deux agir en commun. La relation de la poésie et de la musique ne cesse d’être