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éphémère, et ses pouvoirs expireront le soir même du jour où il les aura une seule fois exercés. Permanent, il sera, pendant quatre ans ou huit ans, travaillé par les influences gouvernementales ; éphémère, il ne sera que l’instrument du caprice, « suggéré », de la multitude, en ce jour-là ; permanent, il sera sans sincérité, éphémère, sans autorité.

Ce n’est pas tout, et, dans ce second cas, élection par un corps ad hoc (éphémère, du reste, ou permanent), le suffrage à plusieurs degrés ne guérit pas non plus une autre plaie du suffrage : l’abstention. Loin de la guérir, ne l’aggrave-t-il point ? En Autriche, où la quatrième classe (électeurs ruraux) vote à deux degrés, le chiffre des votans du premier degré n’est que de 31 pour 100 environ des électeurs inscrits. En Suède, où les élections ont lieu facultrtivement au suffrage direct ou au suffrage à deux degrés, la moyenne des votans par rapport aux inscrits était, d’après une statistique récente, de 42 pour 100 dans les élections directes et de 22 pour 100 seulement, — près de moitié moindre, — dans les élections indirectes. Les chiffres confirment et éclairent, de la sorte, ce qui a déjà été dit : que, dégoûtés ou humiliés de n’être que des vice-citoyens ou des sous-citoyens, les électeurs primaires, dans le suffrage à plusieurs degrés, ne se considéreront plus comme tenus à un devoir électoral quelconque. Ne faire d’eux que des électeurs du premier degré, c’est faire de la plupart d’entre eux des électeurs d’aucun degré, des non-électeurs.

Pour toutes ces raisons, on ne saurait ne pas conclure avec John Stuart Mill : « Du moment que le double degré d’élection commencerait à avoir quelque effet, il commencerait à avoir un mauvais effet. » Et encore : « Par l’élection directe, on se peut procurer tous les avantages de l’élection indirecte ; quant à ceux de ces avantages qu’on ne peut obtenir par l’élection directe, on ne les obtiendrait pas plus par l’élection indirecte ; tandis que cette dernière a d’énormes désavantages qui lui sont particuliers. » Transposant en termes négatifs, nous conclurons : Il n’est pas une faiblesse, pas un vice du suffrage universel direct auquel, sûrement et pratiquement, porte remède le suffrage à plusieurs degrés.

En fait, il ne garantit pas de meilleures élections, un corps électoral meilleur, de meilleurs corps élus, ni, par suite, une représentation, ni, par suite encore, une meilleure législation que le suffrage universel direct. En fait, il n’avance pas d’une ligne l’éducation du suffrage, si même il ne la retarde, et ne diminue pas d’une unité, si même il ne l’augmente, le total des abstentions. En fait, ce n’est ni un obstacle à la corruption, ni une barrière à l’ignorance, ni une borne à l’incohérence, ni un frein à la mobilité du suffrage universel. On ne dit pas qu’un chef sceptique et avisé ne puisse