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dépend et dépendra toujours, plus que de tout le reste, de la valeur de celui qui choisit. Si donc, direct ou à plusieurs degrés, le suffrage universel demeure sensiblement pareil à ce que nous connaissons, ses produits peuvent-ils être, dans un cas, supérieurs à ce qu’ils sont dans l’autre ? Et si le corps électoral ne s’améliore pas, le corps élu qui sortira du suffrage à plusieurs degrés sera-t-il meilleur que le corps élu sorti du suffrage direct ?

C’est ce qu’il est aisé de soutenir par des argumens spécieux, et malaisé — ou même impossible — d’établir par des faits probans. Les faits établissent, au contraire, que, comme le corps électoral, les corps élus ne sont guère, avec le suffrage gradué, meilleurs qu’ils étaient sans lui.

En France, de 1791 à 1814, nous avons eu le suffrage universel, ou un suffrage très général, à plusieurs degrés. Les trois constitutions révolutionnaires, — celles des 3-14 septembre 1791, du 24 juin 1793 et du 5 fructidor an III (22 août 1795), — reposent sur la division des Français en citoyens actifs et en électeurs, et sur leur répartition, selon des conditions variables, en assemblées primaires (citoyens actifs), et en assemblées électorales (électeurs proprement dits). De ce régime sont issus la Législative, la Convention, le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq-Cents, qui eurent leurs gloires et leurs misères ; dont trois, sur quatre, furent médiocres, la Législative et les deux Conseils ; tandis que la Convention ne fut grande que dans la passion, emportée qu’elle était par la grandeur des circonstances au-dessus d’elle-même et du pays, toute proportion, toute conséquence rompues entre son origine, sa composition et ses destinées.

La Constitution consulaire du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799j et le Sénatus-Consulte organique du 16 thermidor an X (4 août 1802), instituent soit deux listes, d’arrondissement et de département, soit trois collèges, de canton, d’arrondissement et de département, qui, à vrai dire, ont un droit de présentation bien plus qu’un droit de nomination, et désignent bien plus qu’ils n’élisent. De là naquit le Corps législatif de l’Empire qui fut, par la grandeur du Maître, retenu au-dessous du pays et de lui-même, et qui ne put donner sa mesure.

Sous la Restauration, de 1815 à 1830, si le suffrage fut censitaire et restreint, ce n’en fut pas moins, par le double collège, une sorte de suffrage à plusieurs degrés. Le parlementarisme, en France, ne connut pas de plus belle époque ; mais est-ce au mode de l’élection qu’il faut en rapporter l’honneur ? ou n’est-ce pas, de préférence, à de multiples causes qui dépassent de beaucoup la forme du suffrage ? Le gouvernement de Juillet conserva le suffrage censitaire et restreint, mais en un seul collège, et la seconde