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à venir. Nous ne pouvons pas, sur le conseil de Rousseau, retourner vivre de la vie des bois, mais nous devons maintenir le corps sain pour avoir l’âme saine.

Ajoutons que l’hérédité des habitudes acquises transmet le mal avec beaucoup plus d’efficacité et de promptitude que le bien. Elle transmet la folie et la névrose plutôt que la force de cerveau qui les a précédées. Elle perpétue et intensifie la détérioration des sens de l’homme civilisé, telle que la myopie. « Forte pour le mal et lente pour le bien », elle communique promptement l’épilepsie aux cobayes, mais transmet misérablement les acquisitions du génie. Aussi la sélection naturelle ou artificielle des individus les plus aptes sera-t-elle encore longtemps « l’unique moyen de garantir la race contre la tendance croissante à la dégénérescence, qui finirait par engloutir tous les avantages de la civilisation[1]. »

A ceux qui déplorent la fréquence des maladies constitutionnelles et nerveuses, les optimistes ont répondu qu’il ne faut pas juger les nombres réels sur les listes de la statistique et sur les catalogues sans cesse enrichis de la médecine contemporaine. Nos savans ont constaté et nommé une foule de maladies, comme le diabète ou le mal de Bright, qu’on méconnaissait autrefois. L’auscultation et l’examen microscopique ont révélé toute la série des tuberculoses[2]. Quant aux maladies nerveuses, on en a catalogué de nos jours une magnifique collection, mais les possessions d’autrefois ne semblent pas indiquer que les hystériques fussent en petit nombre. Quelque incertitude qu’il reste sur ce point, il est pourtant difficile d’admettre que l’augmentation progressive de la vie nerveuse et cérébrale n’entraîne pas, a priori, une augmentation du nervosisme.

On a aussi beaucoup discuté à propos des progrès de l’alcoolisme. Les optimistes font remarquer que l’ivrognerie existait chez les contemporains de Shakspeare, comme aussi chez ceux de Racine et de Boileau, au témoignage de Saint-Simon. Comparés aux gentilshommes et bourgeois d’alors, nos bourgeois modernes seraient, dit-on, des modèles de sobriété et de tempérance. — Nous n’en doutons pas, mais le peuple? Comment nier ici les progrès effrayans de l’alcoolisme? On répond que l’alcool abêtit et détruit dans leur postérité ceux qui en abusent, et que les bons finissent par rester. — Peut-être, mais en attendant, la société est infestée d’alcooliques ou de fils d’alcooliques, chez qui la tare paternelle se reconnaît à l’épilepsie, à la tuberculose et à d’autres transformations morbides. La population des Vosges

  1. Ball, Effets de l’usage et de la désuétude.
  2. Voir les excellentes réflexions, un peu trop optimistes peut-être, de M. L. Weber dans la Revue de métaphysique et de morale, 1894.