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rupture de l’équilibre dans la constitution, dans le tempérament, dans le caractère. Le cerveau, ou plutôt quelques régions du cerveau, sont souvent trop stimulées, tandis que le reste du corps est négligé. « Sous beaucoup de rapports, a-t-on dit, l’éducation et la civilisation encouragent l’énervement et la faiblesse, sapent la vigueur et la santé naturelles de l’animal humain[1]. » L’alcool, le tabac, le thé, le café, le travail cérébral excessif, les veilles tardives, la dissipation, la vie renfermée, la conservation artificielle des faibles et beaucoup d’autres causes nuisent à la constitution et au tempérament modernes. Plus la civilisation avance, plus la sélection se fait au profit de l’intelligence, et il en résulte un affaiblissement dans la sélection des plus robustes. Voici un ouvrier ayant peu de vigueur physique, mais avisé et instruit; il arrivera aux meilleurs postes, il lui sera plus facile de se marier et de faire souche. Au contraire, tel ouvrier mieux constitué et plus fort végétera dans une situation inférieure et s’éteindra souvent sans postérité. De là, après un temps, une certaine rupture d’équilibre dans la constitution d’un peuple, en faveur du cerveau et au détriment d’un certain nombre de qualités plus voisines de la vie animale. Le malheur est que ces qualités « animales » sont aussi la base de la volonté, si on considère chez celle-ci la quantité d’énergie, non la qualité et la direction de l’énergie. Il est donc à craindre que l’affaiblissement de la vigueur physique n’entraîne un certain affaiblissement de la vigueur morale : courage, ardeur, constance, fermeté, tout ce qui tient à une accumulation de force vive et motrice. L’intelligence s’affine avec les nerfs, mais la volonté se relâche avec les muscles. Il faut alors que la force des idées vienne suppléer à celle du caractère ; et si le désordre est dans les idées mêmes, il passe dans la conduite.

Non seulement, chez les sociétés civilisées, ce n’est plus la constitution normale de l’organisme qui, dans la lutte pour la vie, assure la supériorité et les moyens d’existence, mais c’est souvent, nous l’avons vu, le développement anormal de certaines aptitudes spéciales, utiles à une industrie, à un art, à une fonction quelconque de la société. On voit alors une espèce particulière d’intérêt social l’emporter sur la constitution normale de l’individu et sur l’intérêt physiologique de la race. Les ruptures d’équilibre entre les facultés, développant les unes et atrophiant les autres, deviennent de plus en plus fréquentes parce qu’on en peut tirer un profit immédiat. Le danger est à côté du profit : il est plus lointain, mais il subsiste. Il y a un équilibre dont la race ne peut s’écarter sans compromettre pour ses besoins présens sa vitalité

  1. Ball, Effets de l’usage et de la désuétude.