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dit, manque généralement aux Celtes ; Rome leur donna un conseil national, un culte commun, l’habitude des mêmes pensées, la conscience des mêmes intérêts, le sentiment d’une solidarité effective. Par là, bien loin de faire disparaître la nation gauloise, l’État romain fit grandir chez les Gaulois l’idée de la patrie[1]. Les nations latines et néo-latines ont été, dit-on, et sont encore amoureuses du pouvoir d’un seul. Pourtant, sans parler des Grecs qui ont vécu en république, il semble bien que la république latine eût eu une assez longue durée et un assez grand rôle dans l’histoire. Si Rome finit par adorer ses empereurs, si la Gaule, en cette adoration, s’associa vite à l’Italie, c’est que l’Empire assurait vraiment la paix romaine, dont le monde était avide. La puissance impériale se présentait aux esprits comme une sorte de Providence. La Gaule demeura d’ailleurs, parmi les États de l’Empire romain, le plus indépendant d’esprit, comme elle était le plus volontairement fidèle. Elle garda son originalité, elle eut sa physionomie propre, avec une vraie capitale, Lyon, des empereurs à elle ou pour elle. « . Il est dans la nature des Gaulois, disait un écrivain du IIIe siècle, de ne pouvoir supporter les princes frivoles et indignes de la vertu romaine ou livrés à la débauche. » Quand la Gaule ne se créait pas elle-même un César, Rome lui en donnait un pour elle. Constance Chlore ou Julien. Ainsi se trouvaient conciliés et le sentiment de l’intérêt commun et l’orgueil national, qui devait toujours jouer un si grand rôle dans notre histoire.

Ibéro-celto-germains par le sang, nos ancêtres ont été latinisés par l’éducation, mais l’action fut lente et souvent peu profonde. La fameuse culture « classique », dont Taine a exagéré l’influence, n’aurait eu qu’une action superficielle, si elle n’avait trouvé en France certaines aptitudes natives qui n’ont rien de romain. D’ailleurs, quoi de plus dissemblable que le caractère des trois nations « sœurs », France, Italie, Espagne ? Les classer ensemble sous le nom de race latine et, de certains défauts aujourd’hui communs à leur éducation ou à leur religion, conclure à la décadence de cette race, c’est un raisonnement qui n’a rien de scientifique. Si nous ne sommes néo-latins que par notre bonne volonté et par notre éducation, il dépend de nous de réformer cette éducation là où elle est fautive, et de diriger notre volonté vers un idéal supérieur[2].

  1. Voir à ce sujet M. Jullien, Gallia.
  2. On pourrait faire des remarques analogues à propos des fatalités du sang celte, auxquelles nous vouent certains anthropologistes. Voyez l’exemple de l’Irlande, de l’Écosse et du pays de Galles. Les défauts que les Anglais reprochent aux Irlandais « celtiques », voisins des Gaulois, sont bien connus ; ils sont imprévoyans, dépensiers, mobiles, faciles à l’enthousiasme et au découragement ; toute difficulté les agace ; ils passent d’un extrême à l’autre ; ils sont trop impressionnables, passionnés, et d’esprit souvent superficiel. Mais ces défauts, qui n’empêchent pas les hautes qualités du cœur, tiennent-ils uniquement à la race celtique ? Non, car il y a à peu près autant d’élémens germaniques et blonds en Irlande qu’en Angleterre et en Écosse, — la moitié environ. En outre, l’Écosse a le même fonds celtique que l’Irlande, et combien peu elle lui ressemble ! La vérité est que, l’Écosse ayant gagné beaucoup à son union avec l’Angleterre, les qualités celtiques et les qualités germaniques s’y sont développées simultanément plutôt que les défauts ; malgré l’égale proportion d’élémens blonds et d’élémens bruns, la tradition et l’éducation ont fait prédominer le tour d’esprit anglais. L’Irlande, elle, au lieu de gagner, ne fit que perdre à son union avec l’Angleterre et fut maintenue dans une véritable servitude. Si le pays de Galles, — profondément celtique et gallique, lui, — n’avait pas embrassé la Réforme, il eût sans doute partagé le sort de l’Irlande ; mais l’antipathie de race ne fut pas nourrie par l’antipathie religieuse. Au XVIIIe siècle, les Gallois abandonnèrent l’Église anglicane, aristocratique, despotique et à demi papiste ; ils se rallièrent en masse à la réformation des méthodistes et prirent le nom de presbytériens welches : les voilà, à l’exemple des Écossais, lancés dans un tout autre courant que leurs frères d’Irlande, comme aussi leurs frères de France.