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qu’on ne dépasse pas 65 millions. Mais il serait moins grave assurément de s’être trompé sur le nombre des millions que sur celui des hommes indispensables. »

Que l’on se soit trompé sur le nombre des millions, c’est maintenant hors de doute : dès le premier jour, nous en avions le sentiment. Si, en fin de compte, le chiffre des crédits demandés primitivement à la Chambre n’est que doublé, il faudra se tenir pour très satisfait. Nous ne sommes pas encore au bout de nos peines, ni de nos sacrifices. Peut-être, au moment où ces lignes seront publiées, et nous l’espérons autant que nous le souhaitons, la nouvelle de notre entrée à Tananarive nous sera-t-elle parvenue ; mais ce serait une grande erreur de croire tout terminé par là. Que le gouvernement malgache se soumette, ou qu’il résiste au dernier moment, ou encore qu’il prenne la fuite et nous oblige à le poursuivre à travers la grande île, les conséquences, dans l’une ou dans l’autre de ces hypothèses, seront pour nous très différentes et inégales, mais elles seront toujours très lourdes. Voilà ce qu’il importe de savoir pour éviter toute surprise nouvelle, car l’extrême impressionnabilité de l’opinion est un danger ajouté aux autres. Peut-être même est-il le plus grave de tous, parce qu’il est en nous-même, ce qui rend encore plus difficile d’y pourvoir. Ce qui se passe en France et à Paris, depuis quelques jours, n’est pas plus rassurant que ce qui s’est passé entre Majunga et Tananarive. On tremble à la pensée de ce qui arriverait le jour où nous aurions à traverser des épreuves plus redoutables encore que celles de Madagascar. Quelque dramatiques qu’aient été les récits des journaux, les incidens de la récente campagne ne sont pas de ceux dont on ne revient pas : il suffit d’y apporter un peu de sang-froid et de fermeté. Mais ce qui est inquiétant comme symptôme, c’est l’état nerveux de l’esprit public. Loin de nous la pensée d’établir une comparaison qui serait excessive, et par conséquent inexacte : il y a eu pourtant, dans l’affolement des imaginations, quelque chose des sentimens, ou plutôt des sensations, que nous avons vus se produire à une autre époque, où la patrie se trouvait en présence de malheurs autrement graves. Ces critiques du plan de campagne, faites le plus souvent par des amateurs de stratégie ; ces injonctions adressées au gouvernement ; ces bruits de disgrâce contre tel général; cette faveur subite témoignée, bien malgré lui, à tel autre ; cette intervention continuelle de l’ignorance publique dans les détails d’une campagne en cours d’exécution ; ce soupçon que l’on faisait planer sur tous ; ces polémiques inconvenantes entre deux ministères, pour se renvoyer mutuellement la responsabilité de fautes qu’ils ne veulent d’ailleurs pas reconnaître ; ces dénonciations venant d’on ne sait où et visant au hasard l’incapacité d’on ne sait qui; — pourquoi ne pas avouer que tout cela a eu mauvais air et n’est pas très digne d’une grande et forte nation comme la nôtre?