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enfin l’horrible peste par laquelle s’inaugura le pontificat de saint Grégoire (590). C’est pendant les années d’accalmie (560-575), à ce moment extraordinaire de l’histoire où, l’esprit antique mort, l’idée catholique prend la direction de la société occidentale, que nous inclinons à placer la composition des plus beaux chants de l’office divin, seuls témoins parlant encore de l’état d’âme de ceux qui vécurent au milieu de tant de formidables événemens. »

Il est impossible de mentionner les diverses causes d’altération du plain-chant, depuis le IXe siècle jusqu’à nous, sans entrer dans un ordre d’explications trop techniques. Je ne parlerai donc point du fameux diabolus in musica, cet intervalle de « quinte moindre » que ne redoutaient ni les Grecs ni les chantres habiles de la liturgie nouvelle, et qu’on retrouve à chaque page des manuscrits antérieurs au Xe siècle, époque où le peuple, admis dans le sanctuaire, a naïvement détérioré tout ce qui le gênait : fait dont témoignent non seulement les textes, mais les tons eux-mêmes ! Nous laisserons aussi de côté les divergences des manuscrits, les erreurs d’interprétation dans la figuration des nomes, les transpositions incomplètes, les fautes de tout genre reproduites par les premiers livres imprimés. Encore bien moins prendrons-nous part aux controverses historiques et à la discussion célèbre sur le véritable auteur de la réforme grégorienne. Faut-il l’attribuer à Grégoire Ier, ou bien à ses successeurs Léon II, Benoît II, Serge Ier, tous trois expressément désignés par les contemporains comme ayant possédé des connaissances spéciales en matière de chant...?

Aujourd’hui les torts sont réparés. Dans la seconde partie de son colossal travail, M. Gevaert nous donne la collection complète, soigneusement révisée et justifiée, des antiennes de l’office romain, comparaison faite entre chacune d’elles et son type originel, les « modes» pris pour base de la classification générale. La lumière est donc faite. Grâce à cette admirable Mélopée antique dans le chant de l’Église latine, nous pouvons enfin suivre, pour ainsi dire heure par heure, les progrès de ce lent, mais irrésistible courant, issu du pays d’Homère, venant peu à peu envahir et féconder le monde occidental. Ils se déroulent maintenant sous nos yeux, de Pindare à Guy d’Arezzo, les anneaux de « cette chaîne sans fin du développement esthétique de l’Europe », suivant l’expression de Wagner — les quinze premiers siècles de notre art.


Ch.-M. WIDOR.