Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/694

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gouvernât comme une abbaye quatre cents lieues de territoire ; mais l’abbaye après lui s’est prodigieusement agrandie, et un empereur- roi qui a cinquante millions de sujets doit renoncer aux méthodes simples et abrégées. Le moyen désormais qu’il suffise à tout, qu’il gère son empire comme un domaine? Dans le retentissant discours que prononça Guillaume II à Kœnigsberg, il avait dit : « Ma porte est ouverte en tout temps à chacun de mes sujets, et je leur prête volontiers l’oreille. » On a remarqué à ce propos que son intention était fort louable, mais qu’avec la meilleure volonté du monde il lui serait bien difficile de donner audience à tous les hobereaux, à tous les bourgeois, à tous les ouvriers de campagne ou de manufactures, qui seraient charmés de s’entretenir avec lui de leurs intérêts particuliers. Faute de mieux, ils élisent des députés, qu’ils chargent de lui faire connaître leurs besoins, leurs vœux, leurs désirs et leurs griefs. C’est une grave complication que n’a point connue le grand Frédéric; il n’a jamais eu la peine de s’aboucher avec des assemblées législatives, de leur exposer ses projets et d’en obtenir les crédits nécessaires à leur exécution. Quoi qu’il entreprenne, Guillaume II ne saurait se passer du concours de ses Chambres, qu’il a quelquefois maudites, mais dont il a jusqu’ici reconnu les droits. Renonçant à l’exercice direct du pouvoir personnel, il a accommodé au temps son goût et son humeur, il a recouru aux expédiens, et c’est là l’originalité de sa situation, qui ne ressemble à rien de ce que la Prusse avait vu jusqu’à ce jour.

Un souverain condamné à s’entendre avec ses Chambres ne peut leur exposer en personne ses projets ni les discuter avec elles ; quand il le pourrait, il ne le voudrait pas: il craindrait d’attenter à la majesté du trône. Partant il est obligé d’avoir de vrais ministres, qui lui servent de négociateurs auprès du Parlement, et pour réussir dans leur délicate et laborieuse mission, ces ministres doivent avoir quelque surface et quelque autorité, être autre chose que des commis. Mais, d’autre part, sous un régime de gouvernement personnel, il leur est défendu d’avoir aucune opinion particulière, aucune volonté propre : ils ne sont que les fidèles interprètes, les truchemens de la volonté et de la pensée du souverain, et voilà le nœud de la difficulté. On exige qu’ils soient très souples, très dociles, très obéissans ; mais il faut aussi qu’ils aient assez de caractère, de mérite, de compétence, pour se faire respecter, pour imposer à une assemblée, pour avoir raison des tribuns et des ergoteurs, et il est infiniment difficile de trouver des hommes distingués qui consentent à n’être que des automates. Un jour ou l’autre, ils se redressent, ils ont des velléités d’indépendance, ils trouvent à redire aux ordres qu’on leur donne, ils font des représentations ; on discute, on s’échauffe, on se raccommode quelquefois, on finit toujours par se brouiller. Aussi faut-il s’attendre à ce que l’instabilité ministérielle