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la nuance particulière de cette religion, le lien étroit entre le besoin de piété et le besoin de bien-être. Lisez, à quelques lignes de distance et dans le même élan de reconnaissance, ces deux phrases qui résument l’idéal de l’Anglais Robinson : « Le chagrin glissait plus légèrement sur moi ; mon habitation devenait excessivement confortable... Nous avions la parole de Dieu à lire et son Esprit pour nous diriger, tout comme si nous eussions été en Angleterre. » — Un chrétien oriental ou latin, soumis au genre de vie de Robinson avec d’aussi ardentes dispositions religieuses, n’eût pas manqué de penser aux Pères du Désert; il eût consolé sa détresse en se conformant sur quelques points aux pratiques et à l’esprit des anachorètes. Robinson n’a rien de ces ascètes, sauf l’extérieur ; ses plus vives effusions de piété ne lui font jamais perdre de vue l’agrandissement et l’amélioration de son domaine.

Sa religion veut de l’aisance et aussi des convenances sociales. Quand il revient visiter dans son île les naufragés espagnols et anglais qu’il y a installés, il trouve ces colons emménages avec quelques femmes sauvages. Les pauvres diables ont abandonné l’Europe sans esprit de retour; ils vivront et mourront là; on conçoit qu’ils se soient procuré sans plus de formalités des objets si nécessaires. Sur l’observation que lui fait le bénédictin, Robinson s’épouvante d’avoir tant tardé à « lever le scandale. » Il s’avoue à lui-même que la chose n’est pas facile, qu’il peut se rencontrer dans le nombre des bigames assez excusables, et que d’ailleurs il n’y avait dans l’île aucun ecclésiastique pour marier ces gens de rites différens, devenus eux-mêmes des demi-sauvages, étrangers à toute pratique religieuse. N’importe ! il eût fallu plus tôt, il faut au plus vite « un contrat formel des deux, parties, fait par-devant témoins, confirmé au moyen de quelque signe par lequel ils se seraient reconnus engagés, n’eût-il consisté que dans la rupture d’un fétu... Et c’était une grande faute de ne l’avoir pas fait. » — Bref, une formalité convenable, un acte plus social encore que religieux.

Les conférences de Robinson avec le bénédictin peuvent compter parmi les plus curieuses et les plus belles pages du livre. A cet endroit, le puritain de Foë se relâche, il s’amollit quelque peu au souffle de tolérance et de concorde que lui envoie son siècle. Robinson a recueilli ce prêtre parmi les passagers du bâtiment en détresse; il le tient en forte suspicion, « d’abord comme papiste, secondement comme prêtre papiste, et troisièmement comme prêtre papiste français. » Voilà bien des tares; mais notre navigateur s’aperçoit que ce suppôt de Bélial est un très honnête