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riz. Dans sa joie, il croit d’abord à un miracle, à une assistance surnaturelle du ciel. Puis il se rappelle le sac secoué. Le miracle n’en subsiste pas moins, pense-t-il, mais un miracle raisonnable, acceptable pour un esprit anglais; une marque de la protection divine s’exerçant par l’intermédiaire d’une cause naturelle. Ce fut le premier coup de foudre de la conversion, tout d’attendrissement et de reconnaissance. Le second lui vint peu après d’un songe effrayant, durant une nuit de tremblement déterre et d’ouragan : un personnage resplendissant s’avançait sur lui, une pique à la main, et criait d’une voix terrible : « Puisque toutes ces choses ne t’ont point porté au repentir, tu mourras ! »

A partir de ce moment, Robinson réfléchit sur son endurcissement, il fait l’examen de ses fautes et le compte des grâces qu’il a reçues. Comme un exact négociant de la Cité, il dresse sur deux colonnes, par doit et avoir, le bilan des maux auxquels il a échappé, des biens qui lui ont été impartis. Entré dans cette voie, l’ingénieux insulaire devient promptement un cause-finalier qui rendrait des points au bon Bernardin. Le moindre événement, la découverte d’un nouveau fruit ou d’un animal inconnu, lui sont des signes évidens qu’un ordre d’en-haut a disposé toutes choses dans la nature pour le service particulier de Robinson. Mais il y a des événemens contraires? Sans doute : toutefois ils auraient pu être plus fâcheux; avec ce simple correctif, on les reporte à la colonne des bienfaits, on s’affermit dans cet optimisme fortifiant où notre héros ne bronche plus. Une fois encore il fut tenté, un jour qu’une forte fièvre le tenait. Le problème de l’existence du mal, ce redoutable écueil de l’optimisme, assiégeait son esprit : il ne savait comment le résoudre. De cette épreuve aussi devait sortir un grand bien. Comme la fièvre redoublait, il lui revint à la pensée que les Brésiliens, dans toutes leurs maladies, ne prenaient d’autres remèdes que leur tabac, et qu’il restait un rouleau de tabac dans un des coffres sauvés du bâtiment. Robinson alla au coffre, il y trouva de quoi fumer, ce qui lui procura un soulagement immédiat et une agréable distraction par la suite; mais ce tabac cachait un remède bien autrement salutaire : une Bible, rangée là sous les bardes. Ainsi, le ciel lui accordait miraculeusement le pain de l’esprit après le pain du corps.

Qu’importe désormais s’il lui manque quelques outils indispensables au charpentier, quelques denrées de première nécessité? Le pionnier d’Angleterre a sa Bible, l’instrument divin qui peut remplacer tous les autres et donne toutes les forces; avec sa Bible, son installation est complète, il est tout à fait confortable. Je répète à dessein le mot qu’il emploie lui-même, pour montrer