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au vrai sens du mot. Or le jour où quelques travailleurs formés à nos méthodes voudront soumettre à une critique sérieuse les matériaux dont ils disposent et les mettre en œuvre en s’inspirant de nos grands historiens, ils pourront reconstituer le passé de leur pays. Certains Japonais comprennent ainsi le problème ; ils entendent utiliser, non copier. Il paraît assez juste de leur faire crédit de quelques lustres encore et de ne pas exiger de changemens à vue.

Se produira-t-il un revirement vers le passé? Rien ne le fait prévoir. Il semble que, depuis vingt-cinq ans, le parti progressiste ait englobé toute la nation. Quelques sages, sans doute, ou peut-être des ambitieux, réclament plus de maturité dans les projets de réformes. D’autres vont jusqu’à souhaiter qu’une heureuse combinaison concilie les institutions européennes avec les traditions nationales. Mais il n’y a pas là ce qu’on peut appeler un parti vieux japonais.

Depuis l’ouverture des Chambres, une sorte de réaction s’est dessinée. Mais, il ne faut pas s’y méprendre, les manifestations populaires ont été dirigées contre les procédés et contre les hommes du gouvernement bien plus que contre les réformes.

On parle volontiers de l’inconstance du peuple japonais. Le reproche est-il fondé? Voilà deux mille ans, sinon plus, que la même famille conserve la dignité impériale. De 1600 à 1868, l’organisation sociale n’a pas bougé. De 1868 à 1890, c’est-à-dire jusqu’à l’inauguration du nouveau régime, les mêmes ministres sont restés au pouvoir, passant d’un ministère à un autre. Combien de peuples en Europe en pourraient dire autant? On trouve les Japonais mobiles dans leurs affections. C’est possible ; mais, pour les juger, il serait bon de se placer à leur point de vue et non au nôtre. Ce qui change, ce sont les circonstances : leur but n’a pas varié. Ils veulent, aujourd’hui comme il y a trente ans, obtenir l’abolition du privilège d’exterritorialité conféré aux étrangers et recouvrer leur indépendance douanière. Supprimez cet objectif, leur conduite paraîtra bizarre et décousue. Admettez-le, tout s’explique. Ajoutons que, dans l’œuvre colossale qu’ils ont entreprise, leurs hommes d’Etat ont quelquefois hésité et tâtonné : que les politiques infaillibles leur jettent donc la première pierre !

De nos relations avec les Japonais, notre civilisation sortira-t-elle modifiée? Jusqu’à présent, leur influence ne s’est guère exercée en dehors de l’art. A leur contact, nos arts décoratifs se sont renouvelés et nos peintres ont pris plus de liberté d’allure et plus de fantaisie. L’évolution n’est peut-être pas encore achevée.