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VIII

En somme, les progrès économiques du Japon sont de nature à satisfaire les plus difficiles. Il est sorti du moyen âge pour entrer sans transition dans l’âge des chemins de fer et de l’électricité.

Sa métamorphose politique, pour être moins avancée, n’est guère moins digne d’attention. Il faut reconnaître que ses hommes d’État ont fait preuve de sagesse et de dextérité. On les a vus doter leur pays du régime parlementaire, faire face sans s’endetter aux multiples dépenses qu’entraînaient leurs réformes; enfin ils sont en voie d’amener les principales puissances à renoncer aux avantages stipulés en 1858 et de les forcer à compter désormais avec lui. Cependant la révolution moderne nous paraît être jusqu’à présent moins profonde que celle du moyen âge. À cette époque, les Japonais avaient tout accepté de la Chine : ses industries, ses arts, sa littérature, ses institutions, sa morale et sa philosophie. En notre siècle, au contraire, tandis que le Japon extérieur et tangible s’est modifié, les Japonais sont sensiblement restés les mêmes. Nous en avons fait prévoir les raisons : dissemblance de race entre eux et les Européens, nécessité d’effacer des traditions de plusieurs siècles, absence enfin de tout élément religieux dans la révolution moderne.

Faut-il en conclure que les Japonais sont et demeureront toujours réfractaires à la civilisation occidentale? D’aucuns l’ont déclaré. Pour nous, il nous semble que de pareilles affirmations sont bien risquées. L’étude de l’histoire ne peut qu’inspirer une extrême réserve. Les contemporains de César pouvaient-ils prévoir l’avenir de la Gaule ou de la Germanie? ceux de Louis XIV, les destinées réservées aux Moscovites? Qui marquera les différences irréductibles entre les races et les voies que doit suivre un peuple pour aller de la barbarie à la civilisation?

D’ailleurs, il ne s’agit pas, pour les Japonais, d’abdiquer toute originalité nationale et de se faire Européens. Ils peuvent, tout en restant Japonais, tout en conservant leurs coutumes, leur idéal artistique, voire leur religion et leur conception de la vie, profiter de leur contact avec la race blanche. Ils peuvent, tout en se développant dans la voie tracée par leur histoire, emprunter à notre culture ce qu’elle a de meilleur. Il y aurait là pour eux l’occasion d’une renaissance. Ainsi fit l’Europe au XVIe siècle, quand elle retrouva l’antiquité classique. Pour ne citer qu’un exemple, le Japon, qui possède une suite incomparable d’annales, quantité de chroniques et d’œuvres très érudites, le Japon n’a pas d’histoire