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pour ma part aucun inconvénient. Et après cela, sous l’influence des causes que j’ai tâché d’indiquer, si le cosmopolitisme littéraire gagnait encore, et qu’il réussît à éteindre ce que les différences de race ont allumé de haines de sang parmi les hommes, j’y verrais un grand gain pour la civilisation et pour l’humanité tout entière. On ne triomphera jamais de tant de sortes de haines que le conflit de leurs intérêts, de leurs passions, ou de leurs idées entretiennent et ravivent quotidiennement entre les hommes ; et faut-il souhaiter seulement que l’on en triomphât? C’est une grande question ! Il y a de « justes » guerres, s’il n’y a pas de « justes » haines. Mais les haines de races, plus terribles que toutes les autres, ont quelque chose d’animal, si je puis ainsi dire, et quelque chose, à ce titre, de particulièrement « inhumain ». Elles ont un peu perdu de leur antique violence, dans le siècle où nous sommes, et il semble qu’elles ne se réveillent plus qu’à de rares et lointains intervalles. On ne saurait travailler trop activement, ni surtout trop continûment, à les assoupir, à les endormir, à les anéantir, et, quand l’extension du cosmopolitisme littéraire n’aboutirait quelque jour qu’à cet unique résultat, nous l’estimons dès à présent assez considérable. Ai-je besoin d’ajouter qu’aucun rôle ne saurait mieux convenir à la littérature que de se consacrer à cette tâche? et, dans un monde qui ne valait pas le nôtre, n’était-ce pas déjà ce que voulaient dire les anciens quand ils disaient que beaucoup d’autres choses assurément sont humaines, mais que la littérature est plus humaine encore : humaniores litteræ?


FERDINAND BRUNETIERE.