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La Fontaine ? et que, pour cette raison seule, — car j’en donnerais plusieurs autres, — La Fontaine n’est pas du tout, dans la littérature du XVIIe siècle, l’exception que l’on se plaît quelquefois à en faire. Jamais grands écrivains, dans aucune langue, ou depuis les Grecs, ne nous ont moins parlé d’eux que nos classiques français. Non seulement de leur personne, ou de leurs sentimens, mais de leurs idées même, ils ne nous livrent dans leurs écrits que ce qu’ils croient qui peut entrer dans la communauté. Si leurs œuvres ne respirent pas toujours une morale très pure ni très noble, elles sont toujours comme une école de vie sociale, de « bonnes manières », de sagesse mondaine. Ils nous enseignent l’art de vivre. Nous apprenons d’eux à être « honnêtes gens ». C’est ce que j’appelle exprimer l’homme en « fonction de la société » ; et l’on voit comment cela conduit insensiblement à exprimer la société en « fonction de l’humanité ».

Qui nous dira précisément ce qu’un Dante a voulu faire, j’entends « de dessein principal et formé », en écrivant sa Divine Comédie ? un Shakspeare sa Tempête ? un Cervantes son Don Quichotte ? On est tenté de se demander s’ils s’en rendaient compte eux-mêmes, dans quelle mesure ? si plutôt leur génie n’a pas agi peut-être en eux comme « une force de la nature » ? et, en un certain sens, s’ils ne sont pas grands, et originaux surtout, de leur inconscience même ? Au contraire les raisons qu’un Corneille ou un Molière ont eues d’écrire, l’un son Horace et l’autre son Tartufe, un Pascal ses Provinciales, un Bossuet son Discours sur l’histoire universelle, sont plus claires que le jour, et le moindre écolier les saisit. On ne connaît pas un écrit de Bossuet, je l’ai dit bien souvent, qui ne soit en même temps un acte ; et nous avons de lui plus de quarante volumes ! Évidemment, dans son esprit, l’idée d’un service à rendre à la cause de l’humanité, — qu’il confondait d’ailleurs avec la cause de l’ordre, — ne se séparait pas de la définition ou de la notion même de l’art d’écrire. Mais c’est surtout au XVIIIe siècle que ce caractère de notre littérature se déclare, et que, ni Voltaire n’improvise une tragédie ou un conte, Mahomet ou Candide, ni Montesquieu ne distille un chapitre de son Esprit des Lois, ni Rousseau ne rumine un de ses Discours, ni Diderot ne compile un article ou ne fait graver une planche de l’Encyclopédie, sans une intention d’opérer quelque effet pratique, et, par là, de conformer à un idéal plus « humain » ou prétendu tel, la figure de la société de l’avenir. Ils sont hommes avant tout, avant même d’être Français, et quand ils écrivent contre la société, c’est pour l’humanité. Ce qu’ils attaquent sous le nom de préjugés, pensent-ils