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grandeur d’âme, d’héroïsme à l’auteur du Cid et d’Horace ? Non, sans doute, rien de tout cela! Mais, de très bonne heure, notre littérature a été de toutes les littératures de l’Europe moderne « la plus civile », ou la plus soucieuse non seulement de célébrer, mais de promouvoir, en quelque sorte, et de perfectionner, comme on l’a si bien dit, « les arts utiles à la vie humaine ». Ou, en d’autres termes, les chefs-d’œuvre de la littérature française ont été, pendant trois cents ans, des œuvres où la nature et l’histoire ne sont généralement exprimées qu’ « en fonction de l’homme » ; l’homme à son tour qu’ « en fonction de la société » ; et la société enfin qu’ « en fonction de l’universelle humanité ». Hâtons-nous d’expliquer ce que ces formules ont d’un peu... mathématique et, je le reconnais tout le premier, de plus pédantesque encore que de mathématique.

Exprimer la nature ou l’histoire « en fonction de l’homme » c’est ne jamais perdre de vue que l’estime qu’il faut faire des civilisations ou des individus se mesure exactement par les services qu’ils ont rendus à l’humanité, et c’est se souvenir que si « l’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire », cependant l’humanité ne dure, ne se développe et ne se perfectionne qu’à la condition de s’opposer à la nature. L’homme est un animal qui a le pouvoir de résister à la nature; il en a même le devoir; et par exemple, c’est ce que l’on oublie quand on admire l’énergie d’un César Borgia, comme l’on pourrait faire la férocité d’un tigre, ou que l’on pardonne à un Néron pour la beauté des phrases qu’on en peut faire. Ç’a été, comme on le sait, la grande erreur du romantisme, de l’auteur d’Hernani comme de celui d’Antony, pour ne rien dire ici des moindres ; et voilà des écrivains qui ne se sont guère inquiétés d’exprimer la nature et l’histoire « en fonction de l’homme ! » Un ou deux au moins de nos classiques ne s’en étaient pas inquiétés davantage : Corneille, par exemple, quand il écrivait sa Théodore ou son Attila ! Mais les autres, tous les autres, n’ont employé leur talent ou fait servir leur génie qu’à « célébrer, comme nous disions, les arts utiles à la vie humaine. » Qu’est-ce qu’un Rabelais ou un Montaigne ont essayé d’écarter de leur œuvre? Tout ce qui n’est pas « humain », tout ce qui n’entre pas de soi dans le commerce de la vie civile, tout ce qui n’intéresse que la pure curiosité, toutes les questions dont celle de la chimère est demeurée le type : Utrum Chimæra bombinans in vacuo possit comedere secundas intentiones. Rappellerai-je encore, dans son style un peu cru, la conclusion des Essais? « Nous avons beau nous monter sur des échasses, encore faut-il marcher de nos jambes, et au plus élevé trône du monde ne sommes-nous assis que sur notre...