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Nulle histoire peut-être ne marque mieux que celle-ci la progression des industries modernes, qui transforment les sociétés humaines; comment elles ont pour point de départ et pour base essentielle les travaux de théorie pure des savans, tels que Galilée et Torricelli, qui découvrent les faits et les principes fondamentaux dans leurs laboratoires ; puis viennent les inventeurs d’applications scientifiques, personnages inquiets et tourmentés, mélange de gens recommandables, de charlatans et d’esprits chimériques, qui aperçoivent les applications, sans toujours réussir à les réaliser; jusqu’au jour où les ingénieurs, qui eux n’ont ni trouvé les faits ou les principes, ni même deviné leurs applications, réussissent à les mettre en œuvre, par des procédés vraiment pratiques, empruntés à leur expérience technique : ils les réalisent enfin, à leur profit particulier et pour celui de la société. Il est rare que ces trois rôles, et même que deux d’entre eux, soient joués par une seule et même personne. De là tant de mécomptes et de protestations. En principe et en justice abstraite, la part légitime et idéale en quelque sorte des profits des inventions devrait être partagée entre ces trois catégories de personnes : savans purs, inventeurs industriels d’applications scientifiques, et ingénieurs praticiens. Mais en fait, elle finit d’ordinaire par échoir entièrement à la dernière. Trop heureux si le bénéfice définitif n’aboutit pas à un dernier larron, pour parler comme le fabuliste, je veux dire au spéculateur avisé qui, sans avoir fait aucun effort intellectuel, attend le moment où la fourniture du capital, nécessaire à la réalisation et fourni par l’argent des autres, lui permet d’absorber à son propre avantage tout le fruit des travaux des véritables créateurs. Ainsi va le monde ; la plainte désespérée des inventeurs de génie, tels que Papin, n’a pas encore réussi à changer leur destin :


Desine fata Deûm flecti sperare precando :


et je ne sais si la nouvelle organisation du monde, rêvée par les socialistes, leur assurera un meilleur avenir.


BERTHELOT.