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expédition victorieuse dans la grande Kabylie, complétèrent son œuvre; puis, le 30 mai 1847, ne pouvant obtenir un crédit pour cette colonisation militaire qui lui tenait tant à cœur, il donna sa démission : grâce à lui, la population européenne était quadruplée, les revenus du pays quintuplés, le commerce décuplé, de grands travaux, routes, ponts, barrages, édifices de toute nature exécutés, plusieurs villes, de nombreux villages fondés. Comme tous les grands capitaines, il avait obtenu des prodiges de ses soldats, par la victoire sans doute, mais aussi par ses rares qualités d’administrateur, qualités qui semblaient sortir de son cœur autant que de son cerveau. Il excelle dans l’art de ménager les marches et les repos, veille avec un soin infini au bien-être de ses hommes, examine la qualité des vivres, châtie les fournisseurs qui mettent de l’eau de mer dans le vin de la troupe, et il lui arrivera de congédier fort cavalièrement le duc de Nemours qui le dérangeait dans l’inspection de caisses de biscuit. Savait-il l’anecdote des centurions romains en Sicile découvrant que la plupart des sacs de blé destinés à l’armée étaient remplis de terre? Et les gros officiers le voyaient avec quelque étonnement négliger la dignité du commandement, descendre de cheval, par exemple, pour aider un muletier, ou bien encore faire déshabiller tous les soldats d’une colonne et punir ceux qui ne portaient point la ceinture de flanelle réglementaire. Un jour qu’il se promenait dans le camp, il entendit un zouave se plaindre de la pluie et de la faim : « Conscrit, tu as tort, gronda un vieux soldat, si tu avais été, hier, comme moi, de garde à la tente « de la casquette, » tu donnerais des renfoncemens à tes gémissemens[1]. Tout maréchal de France et duc qu’il est, entends-tu, conscrit, je l’ai vu de mes yeux, le vieux, grignoter tout seul, sans se plaindre, un morceau de biscuit et boire par-dessus un coup d’eau! Or, quand le bon Dieu n’a rien, que veux-tu qu’aient ses saints? — Il a raison, l’ancien, s’écria l’escouade. Tais-toi, conscrit; à bas le conscrit! » De tels éloges payaient Bugeaud de tous ses soins. Malgré sa prédilection pour la colonisation militaire au moyen de soldats mariés,

  1. Une seule fois les réguliers de l’émir réussirent à mettre en défaut la vigilance de ses fidèles zouaves, et, pendant la nuit, vinrent faire sur le camp une décharge meurtrière. Le maréchal, réveillé en sursaut, court au danger, rallie ses hommes et rétablit l’ordre. Le combat achevé, il s’aperçoit que tout le monde le regarde en souriant, porte la main à sa tête ; il était coiffé comme le roi d’Yvetot de Béranger. Il demande sa casquette et mille voix de crier : « La casquette, la casquette du maréchal! » Le lendemain matin, les zouaves suivaient leurs clairons en chantant ces paroles légendaires répétées par toute l’armée française : As-tu vu la casquette, la casquette? As-tu vu la casquette du père Bugeaud? La fanfare de marche n’eut plus d’autre nom, et le maréchal disait souvent au clairon de piquet : « Sonne la Casquette. » (Duc d’Aumale, les Zouaves; Revue du 15 mars 1855.)