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et privé, ses opinions sur les hommes et les choses à mesure qu’ils défilent, se heurtent ou se mêlent à sa vie. Des questions de famille, des affaires départementales, je n’aurai cure : les deux amis se racontent naturellement les soucis, les joies intimes ; de loin comme de près Bugeaud suit avec sollicitude les intérêts de ses commettans, s’efforce de faire pleuvoir sur eux la rosée des bienfaits du pouvoir, se montre un député fort vigilant et expert en cuisine électorale ; comme on pense, ses adversaires sont un peu les ennemis de la chose publique, et il a en horreur les tièdes, les traîtres qui pullulent en Dordogne, à Paris, en Algérie.

Ils ont d’autres affinités : pas plus que le préfet, le général ne saurait se tenir d’insérer dans les carrés de papier des articles anonymes, de rendre coup pour coup aux journaux qui l’attaquent. Ceux-ci ne s’en font pas faute : ils savent combien il a l’épiderme sensible, et le criblent de mille flèches. Et lui de faire face de tous côtés, sans que jamais personne arrive à lui faire goûter les avantages d’un silencieux dédain. Qu’il défendît son honneur injustement attaqué à propos du procès du général de Brossard, ses intentions méconnues, ses plans, ses opérations militaires, il ne distingue pas entre la plaisanterie et la satire amère, ne s’inquiète pas s’il blessera d’autres personnes ou lui-même par ricochet, s’il est bien utile de tirer des perdreaux avec des boulets de trente-deux. Cette lépreuse, cette épileptique, la presse, il la compare à la peste, au choléra ; elle opprime tout le monde, sauf cinq cents loups-garous de journalistes ; elle embarbouille de sophismes l’esprit des nouveaux députés ; elle perdra la France ! Le journaliste qui tous les jours attaque l’ordre social est cent fois plus coupable que le malheureux qu’on envoie aux galères pendant dix ans pour un fait isolé. La presse indépendante est bien plus dépendante que la presse soudoyée : aucun ministre n’aurait de quoi la rétribuer comme la rétribuent les passions. Mais le remède ? Museler le plus possible la mauvaise presse, celle qui ne pense pas comme lui, qui critique la royauté, les ministres ; se concerter pour faire une presse exterminante, annihilante, empêcher maires et fonctionnaires de s’abonner aux journaux des gueux du bousingolisme, faire vivre les nôtres, ne pas rougir d’être de son parti. Avec Bugeaud l’homme de guerre déborde sans cesse sur l’homme politique, il voit la société comme un camp, avec ses parcs d’artillerie, un général en chef, des officiers, des soldats, le code militaire, le sabre et le nerf de bœuf pour la gouverner. Tout ce qui se rapproche de cet idéal lui plaît, tout ce qui s’en écarte l’horripile.

« Ici (dans le Nord, écrit-il en 1839), la presse a hébété une