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LE MARÉCHAL BUGEAUD.

enfumé de la chambrée. Comme il regrette son chien, son fusil, les caresses des chères sœurs ! Comme il maudit son ambition ! Souvent il a bien faim et dévore en rêve les châtaignes, les pommes de terre de la vieille Durantie. Sa consolation est d’aller s’asseoir au pied d’un arbre, dans la forêt de Fontainebleau, pour y pleurer toutes ses larmes. Un de ses camarades, l’ayant rencontré au milieu de ces tristes ébats, le gronde amicalement : « Que fais-tu là, grand imbécile ? Au lieu de pleurnicher comme un veau, viens au bal des blanchisseuses. » Il l’entraîne de force, donne le mot d’ordre aux plus jolies filles de l’endroit, et voilà Bugeaud entouré, fêté, oubliant sa mélancolie entre un sourire et la valse dont il raffole : on peut croire qu’il retourna un peu moins souvent au bois.

Aussi bien de puissantes distractions viennent imprimer un meilleur branle à son âme : les fêtes du sacre où « tout avait l’air divin », où l’Empereur lui a adressé la parole, où il se serait cru dans l’Olympe s’il n’avait pris la fièvre en faisant la haie devant le cortège les pieds dans la boue ; le camp de Boulogne ; la campagne de 1805, Austerlitz, la capitulation d’Ulm, l’armée ennemie défilant aux pieds de l’Empereur, qui, en se chauffant, brûle cette redingote grise, « à laquelle il semble attacher un peu de superstition ; » les souffrances, les fatigues, les privations mille fois plus pénibles que la bataille, si pénibles qu’à certain moment Bugeaud invoque un de ces boulets qui pieu vent sur son régiment. D’ailleurs le métier de héros est si fort celui d’un brigand qu’il le déteste de toute son âme : il faut avoir un cœur de rocher, dénué de toute humanité, pour aimer la guerre, et, ces rois qui la déclarent sans motifs légitimes, « on devrait les condamner à entendre toute leur vie les cris des blessés. » Même après l’épaulette, Bugeaud songea plusieurs fois à quitter l’armée, et il l’eût fait si ses sœurs n’avaient retenu sa lettre de démission. Il gagne à Austerlitz son galon de caporal dans la garde, qui équivalait au grade de sergent-major dans la ligne. Promu sous-lieutenant au 64e de ligne en 1806, il reçoit à Pulstuck, pendant la campagne de Pologne, sa première blessure. Dans l’Europe centrale il a vu se former, marcher, subsister des armées de 100 000 hommes ; en Espagne l’attend la guerre de partisans, la guerre de siège, la guerre des rues : l’émeute à Madrid, le siège de Saragosse, Lérida, Valence, Tortose, Tarragone, sont les principales étapes de cette rude chevauchée de cinq ans, sous les ordres du maréchal Suchet, celui-là même auquel Napoléon décernait ce compliment : « Ce qu’il écrit vaut mieux que ce qu’il dit ; ce qu’il fait vaut mieux que ce qu’il écrit. » Deux brillans