Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/535

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
529
LE MARÉCHAL BUGEAUD.

une intelligence toute personnelle, indépendante des fortes études classiques qui firent défaut à sa jeunesse ; si l’on met en ligne l’art de surprendre et de dompter les caprices de la fortune en face de l’ennemi, de se faire adorer de ses soldats et d’en obtenir les plus rares efforts ; et si enfin, l’on note, au service de ces dons, une santé de fer, fortifiée par la terrible endurance des guerres du premier Empire, par les longues années passées au milieu des champs, et cette faculté de travailler presque indéfiniment commune aux grands hommes d’action, on aura les principales lignes du portrait, tel qu’il se dégage des nombreux écrits de Bugeaud, de l’ouvrage si complet de M. d’Ideville, — et d’une correspondance intime que le hasard a mise en notre possession.

Il naquit à Limoges le 15 octobre 1784, quatorzième enfant d’un gentilhomme périgourdin, Jean-Ambroise Bugeaud, marquis de la Piconnerie, et de Françoise de Sutton de Clonard, issue d’une famille irlandaise qui s’était fixée en France avec Jacques II. On le destinait à l’Église, mais la Révolution éclata, bouleversant fortunes, espérances, projets. Son père, sa mère, une de ses sœurs emprisonnés, ses frères aînés émigrés, ses plus jeunes sœurs obligées de travailler pour vivre, de faire des chemises, tandis que, âgé de huit ans à peine, il s’occupait de la cuisine et des commissions, — heureux encore lorsque la journée se passait sans une visite au tribunal révolutionnaire, où Phillis venait avec lui défendre la tête de ses parens, — ces premières leçons de choses durent graver en sa jeune âme de profonds enseignemens. Il perd bientôt sa mère, passe quelque temps à Limoges avec son père, gentilhomme féodal dans toute la force du terme, dur, égoïste, violent, ivre d’autorité et d’orgueil, à qui ses enfans ne devaient jamais adresser la parole sans être interrogés, que longtemps après sa mort les paysans croyaient entendre pendant la nuit, faisant rage à travers les bois de la Durantie, escorté d’une meute fantastique, lançant avec sa trompe des appels de menace qui se confondaient avec le vent et le tonnerre. Bugeaud étouffait dans cette atmosphère de contrainte et de terreur. Se sentant abandonné, sevré de toute caresse, il quitte un jour la maison, et, muni d’un morceau de pain, marche toute la nuit, arrive, exténué mais ravi, au château de la Durantie (près Lanouaille, Dordogne) où le marquis avait laissé ses filles : il n’avait que treize ans et avait fait seize lieues sans s’arrêter. Là aussi on était fort pauvre ; ses sœurs, faute de chaussures, restaient des mois sans sortir, mais leur tendresse toute maternelle transforma cette demeure en paradis : avec elles il apprenait des scènes de Molière et de Racine, qu’ils jouaient en se donnant la réplique ; sa pêche, sa chasse alimen-