Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/464

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et des lèvres minces et des yeux à demi fermés où errait à tout moment un singulier sourire mélangé d’ironie et de bienveillance. Il tenait sa main droite enfoncée dans l’ouverture de son veston couleur de cendres : l’autre main reposait sur la table, fatiguée, desséchée, osseuse, une main de bois.

« Je m’informai d’abord de sa santé.

« — Je vais très bien, seulement je suis très vieux. Mais à quoi bon en parler ?

« — Et est-ce que vous écrivez ?

« — Écrire, je ne le puis plus, — et il montrait sa main droite ; — mais je puis encore dicter.

« Puis il reprit :

« — Mais, d’ailleurs, pourquoi écrirais-je ? Et vous, dites-moi, vous écrivez, sans doute ?

« Et sur ma réponse affirmative, je vis s’accentuer l’énigmatique sourire de ses yeux et de ses lèvres.

« — Eh bien ! moi, je n’écris plus ! Il y a quelques semaines, j’ai offert un travail à un éditeur de Milan : il me l’a refusé. À quoi bon écrire ! Votre temps ne veut plus de moi ! »


Tel se survivait à lui-même, dans la tristesse et l’obscurité de cette petite maison abandonnée, le plus grand peut-être des historiens de l’Italie, l’ami de Michelet et de Lamartine. Mais en regard de cette vieillesse lugubre de Cantu, voici une vieillesse tout autre, glorieuse et sereine : celle du poète Giosué Carducci. Il habite, aux portes de Bologne, une belle maison élégante et simple, tout entourée de jardins et de prés fleuris. Il vit seul, le plus souvent, ayant perdu sa femme, et marié ses trois filles : mais il a pour lui tenir compagnie des œuvres d’art amoureusement choisies, et une bibliothèque pleine d’éditions rares. Et puis sans cesse ce sont des amis, des admirateurs, jeunes ou vieux, qui viennent de tous les coins de l’Italie lui apporter leur hommage.

M. Ojetti l’a vu deux fois dans la même journée : d’abord chez lui, puis, le soir, dans un café de la place Galvani. « Quand j’entrai dans ce café, le vieux poète n’était pas encore arrivé : mais un de mes confrères me fit voir, au fond de la salle, tout un groupe de personnes qui l’attendaient comme moi. Je vis là notamment un vieillard à la barbe et aux cheveux en désordre, que l’on appelait le Troglodyte, un monsieur très élégant, qui se trouva être un marquis, trois ou quatre professeurs, et puis encore un petit jeune homme blond et rose avec un foulard autour du cou. Bientôt l’on apporta les valises de Carducci, qui partait ce soir-là pour passer l’été dans les Alpes. Et bientôt il arriva lui-même, en compagnie d’un de ses gendres. Il y eut un grand bruit de chaises : tout le groupe se leva pour aller à sa