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« mauvaises lectures » et que le président de Maistre n’eût pas autorisées.

Les discours de rentrée tenaient une assez grande place dans la vie forcément monotone et dépourvue d’incidens de ces parlementaires de province. Il advint que le chevalier Roze fut appelé à son tour à payer son tribut. Le bon chevalier, qui se défiait de ses talens, voulut avoir les conseils de ses amis et leur soumit son manuscrit. Aussitôt Joseph de Maistre et l’inévitable vicomte Salteur se convoquent, se constituent en assemblée, s’érigent en tribunal et ouvrent la série des audiences. Le vicomte lisait, Joseph tenait la plume. Il rédigea ainsi un cahier de dix-sept pages d’ « animadversions » à la fin duquel se trouvent les signatures des deux correcteurs. Ces gens ne pouvaient rien faire avec simplicité. M. Descostes nous donne les dix-sept pages d’animadversions de Joseph de Maistre. Il faut convenir qu’elles nous renseignent assez bien sur un point précis de sa théorie du style. L’une des remarques qui revient le plus souvent est celle-ci : « Cette phrase manque de noblesse. » Le chevalier ayant employé les termes de « ferment », de « branche gourmande », on lui objecte qu’ « aucun terme technique ne doit paraître dans un ouvrage d’éloquence. » Il a écrit : « Des hommes en cheveux gris » ; on souligne l’expression et on ajoute : « Mettez vite : cheveux blancs ! » Voici quelques autres spécimens de corrections : « Petits-maîtres… dans une harangue ! y pensez-vous ? — Cet homme-là… nous semble tenir du style familier. — Si je puis ainsi dire… il faut : Si je puis m’exprimer ainsi. Cette dernière expression est plus noble. » Ce qui n’est pas moins instructif que de relever les corrections de Joseph de Maistre, c’est de se reporter aux passages qu’il n’a pas soulignés, que par conséquent, et comme il le déclare hautement, il approuvait. Le chevalier énumère les plus fameux disciples de l’école stoïcienne : « Cet orateur immortel dont la vaste érudition nous étonne encore maintenant a consulté l’école des stoïciens ; elle a formé ce patriote inflexible qui ravit aux dieux les hommages de la terre, et celui qui tente de briser les fers dont le premier des Césars vient de l’accabler. » Comprenez : Cicéron, Caton, Brutus. Ailleurs c’est une prosopopée, et voici plus loin l’hypotypose elle-même. Déclamation à la Rousseau, termes nobles d’après le conseil de Buffon, périphrases, tels sont pour ces sortes de « lectures publiques » les justes ornemens. Si la rhétorique est un art d’ajouter par les mots à l’idée, comment nier que de Maistre ne soit resté toute sa vie un rhéteur ? On a coutume de le juger sur deux morceaux : la page sur le bourreau et le développement sur la guerre. On a tort. On ferait mieux de le lire en entier et de suite. On aurait chance d’y apprendre beaucoup et on ne courrait pas risque de s’ennuyer. Néanmoins ces deux morceaux ne donnent pas de son œuvre une idée fausse, attendu qu’ils ne sont que les spécimens les plus achevés de sa manière.