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étroit, et c’est l’emblème mystérieux et révéré de la vie féconde et inépuisable.

Plus loin, un autre groupe de maisons, plus exiguës, plus pauvres, au toit de chaume : c’est le village des pariahs, qui est comme un faubourg de l’autre, et qui a son pagotin à lui, quatre murs de pierre ou de plâtre.

Des nuées d’enfans nus jouent ou se traînent devant les portes, dans la poussière. La vue de ces innombrables créatures bronzées, la maigreur générale, les rides précoces sur les visages fatigués, éveillent la pensée de la famine qui décima si souvent ces multitudes, ce peuple immense, à la fois laborieux et misérable sous le pagne rouge ou bleu en lambeaux, et dont la détresse contraste si fort avec les splendeurs de la nature qui l’environne. Parfois on distingue, dans la cohue bigarrée des pauvres gens, le pagne blanc d’un homme riche qui porte des sandales, une émeraude à son oreille, un turban blanc, et dont les joues grasses font souvenir qu’ici l’idéal de la beauté, pour les deux sexes, c’est la pleine lune.

Une paix profonde règne sur le village. On y a gardé cependant, assure T. Ramakrichna, par tradition orale, la mémoire des guerres qui ont longtemps dévasté la contrée. Que d’invasions et que de guerres intestines ! Après les musulmans intrépides qui portaient partout la terreur, c’étaient les frères ou les fils des rajahs qui se livraient de sanglans combats où les éléphans rangés en bataille piétinaient les rizières, broyant les hommes et les récoltes. Nulle terre au monde n’a été ravagée comme celle-là. Mille petits souverains se la disputaient, avides d’en tirer les impôts dont s’alimentaient leur faste et leur débauche. Mais la nature est habile à panser les blessures faites à In terre, et celle-ci n’a pas discontinué de donner le grain nourricier au pauvre homme qui la remue et la sollicite.

L’homme gras que nous avons remarqué tout à l’heure, est le chef de caste, le personnage le plus important du village, à la fois administrateur et magistral. Le gouvernement français, qui ne respecte pas toujours assez les traditions, en a fait un maire, comme il a fait du thasildar un percepteur et un receveur des contributions. Ce chef de caste, ce chef des notables, est un brave homme, dont la famille est fixée dans le village depuis un temps immémorial. L’autorité qu’il exerce a quelque chose de paternel ; il sait se faire obéir sans élever la voix ; il est, à la fois, craint et aimé. Dans les petits litiges quotidiens, il intervient comme un arbitre toujours écouté. C’est le juge de paix comme l’entendait Thouret.