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vieux comme le monde. Les couvons, les hospices, se chargeaient d’en créer sous l’ancien régime. Pour le faire avec méthode, il fallait apprécier les chances de mortalité à tous les âges, calculer l’équation entre un capital déterminé et une annuité temporaire. L’idée était la même que pour l’assurance en cas de décès, mais retournée. De longs siècles néanmoins se passèrent avant que l’on ne conçût la contre-partie du système, que l’on imaginât le contrat d’économie familiale qui sacrifie le présent à l’avenir. Le plus étrange, c’est que ce dernier fut longtemps prohibé par le législateur, qui, l’assimilant à une gageure, défendait en 1681 de faire aucune assurance de ce genre. « La vie de l’homme n’est pas susceptible de commerce, » disaient un siècle plus tard les commentateurs de cette ordonnance ; « il est odieux que sa mort devienne la matière d’une spéculation mercantile. » Celui qui écrivait cette phrase en 1783 ne prenait pas garde que la rente viagère était bien, pour le constituant, une « spéculation » sur la mort du rentier. Certains jurisconsultes ont les préjugés tenaces : un magistrat de nos contemporains, le procureur général Dupin, n’a jamais voulu démordre de cette idée.

Ce ne fut pas du reste contre le mauvais vouloir des légistes que les sociétés naissantes eurent à lutter, mais contre l’indifférence du public. La Générale, qui depuis son origine jusqu’à ce jour, a garanti plus de 2 milliards de capitaux, n’en assurait encore en 1825, cinq ans après sa fondation, que pour 317 000 francs. Quinze ans plus tard, en 1840, au lieu d’une augmentation, c’était un déclin. Les assurances « vie entière » se réduisaient au capital dérisoire de 231 000 francs. « Il semblait permis de désespérer, a dit M. de Courcy, et de proclamer le tempérament français décidément rebelle à celle importation britannique. »

Un progrès fort lent commence à se dessiner à cette époque, grâce à un perfectionnement apporté à l’institution : la participation des assurés aux bénéfices. Les souscriptions atteignirent 7 millions en 1860 ; en 1865, quoique les concurrens se fussent multipliés, elles dépassaient 30 millions ; elles arrivèrent à 60 millions en 1869. Economistes, mathématiciens, romanciers, journalistes, s’occupèrent des assurances ; une revue mensuelle était fondée, puis une librairie spéciale, dont le catalogue grossissait chaque mois. Les capitaux souscrits par l’ensemble des compagnies depuis leur fondation jusqu’à 1859 étaient de 354 millions ; le total des contrats était de 400 000 ; en 1880, les contrats étaient au nombre de 400 000, et les capitaux se chiffraient à 4 milliards. A la fin de l’année dernière ils s’élevaient à 10 milliards et demi ; les assurances en cours, à cette date, dans les