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Lorsque nous revoyons Ellean au troisième acte, un grand changement s’est opéré en elle. Elle a rencontré en voyage un homme qu’elle aime et qui veut l’épouser. Paula a un élan de joie. Elle va saisir l’occasion de jouer son rôle de mère. Elle aidera cet amour, et Ellean l’aimera par reconnaissance. Déjà se fond la glace qui défendait ce cœur de jeune fille. La voici qui avoue ses premiers sentimens de répulsion à celle qui en était l’objet, la voici qui s’excuse et s’accuse. Mais l’homme qui a gagné les affections de l’enfant est un des anciens amans de Paula. Telle est la situation qui remplit les deux derniers actes et qui amène Mrs Tanqueray à faire le sacrifice de sa vie. La circonstance qui place Paula en face d’un homme qu’elle a connu avant son mariage est très vraisemblable ; celle qui fait de lui un prétendant à la main de miss Tanqueray est moins naturelle, mais elle est possible, et on aurait mauvaise grâce — après que l’auteur a, par ses rares talens d’analyse, si amplement satisfait, si richement comblé nos curiosités psychologiques — à lui chicaner les moyens d’émouvoir notre sensibilité. Il est démontré pour nous, dès la fin du second acte, que la domestication de la courtisane est un rêve irréalisable, et l’apparition du capitaine Ardale, en amenant la crise à l’état aigu, ne fait que rendre visible, palpable, écrasant l’antagonisme du passé et du présent. Et l’avenir, que serait-il ? Il faut que nous le connaissions, car rien n’a été oublié par la sévère logique qui conduit cette pièce et qui se dissimule, sans se cacher tout à fait, sous la gaîté ou l’émotion. Paula, l’esprit déjà plein de ces pensées de mort qu’elle avait effleurées, en se jouant, au premier acte, répond à son mari, qui lui propose comme remède un lointain exil. Elle voit décroître peu à peu cette beauté, sa seule force, son éternelle excuse ; elle se voit en tête à tête avec le cruel et insoluble problème, avec la mémoire cuisante des fautes, avec la conscience du mal fait à elle-même et aux autres. Je n’oublierai jamais cette scène. Comme sa voix vibrait, rauque et désespérée ! comme chaque mot entrait dans le cœur et s’y enfonçait ! L’actrice avait sa part dans ce grand triomphe et ç’a été une des chances de cette pièce fortunée d’avoir révèle ; une grande artiste. Mrs Patrick Campbell est une femme du monde que les circonstances et une vocation hors ligne ont amenée sur la scène. Elle a, dit-on, du sang italien dans les veines : de là, sans doute, cette délicatesse nerveuse, cette morbidesse qui nuance, voile, attendrit, affine son talent comme sa beauté. Elle n’a ni l’originalité, ni la science, ni la voix de Sarah Bernhardt, mais elle possède cette « personnalité magnétique » dont j’ai parlé à propos d’Irving et grâce à