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et, çà et là, adoucis, égayés, humanisés par un coin dévie réelle, saisie au passage.

Aux leçons de Shakspeare M. Jones a joint celles d’Ibsen. Ce sont de grands maîtres, mais il est un âge du talent où nul ne peut plus avoir de maître que soi-même. Je ne sais si les théories développées récemment par M. Jones le conduiront à des œuvres qui fassent oublier Judah et The Crusaders. Mais, à coup sûr, il traverse une crise, et je ne puis m’empêcher de remarquer que la bâtisse de ses dernières pièces est ruineuse, que la signification en est peu claire et laisse du malaise dans l’esprit. Qu’il sorte ou non de ce nuage, il a déjà joué un grand rôle dans la résurrection du théâtre, et il est le plus Anglais des auteurs dramatiques vivans, celui qui exprime le plus sincèrement et le plus brillamment l’âme de sa génération et de sa race.


III

Cependant c’est à Arthur Pinero qu’il a été donné d’écrire l’œuvre la plus humaine du théâtre anglais contemporain, celle qui approche le plus de la perfection.

Je n’ai jamais aperçu M. Pinero, mais j’ai vu deux portraits de lui qui m’ont frappé. Dans l’un je crois remarquer la bonhomie rêveuse d’un solitaire qui regarde le monde à distance ; l’autre sent davantage l’homme de salon : le regard est plus vif, le sourire plus malicieux et moins rassurant. Lequel de ces portraits a raison ? Pourquoi n’auraient-ils pas raison tous les deux ? Il y a des aspects dans l’œuvre de M. Pinero qui répondent à ces états différens d’une âme identique. Les deux physionomies que j’ai à concilier ont un trait commun : elles me montrent l’une et l’autre l’homme qui observe et réfléchit. En effet, il a fallu beaucoup regarder au dedans et autour de soi pour aller, comme l’a fait M. Pinero, des œuvres informes de sa jeunesse, ou même du Squire et de Lords and Commons à la Second Mrs Tanqueray. Sa vie d’écrivain n’a été qu’une longue ascension retardée par beaucoup d’incidens et d’accidens, mais où l’horizon de l’art s’est élargi à chaque étape. Aujourd’hui il est dans les hautes régions, il touche à la cime.

Tout jeune, il avait senti sa vocation et écrit une pièce, mais il ne savait rien du théâtre. Il l’apprit, comme autrefois les Dion Boucicault, les Byron, les Robertson, en jouant les pièces des autres. Il tint honorablement sa place sur la scène d’Edimbourg, puis vint à Londres où il fut successivement attaché à la troupe d’Irving et à celle des Bancroft. Après avoir fait jouer de petits actes il s’essaya dans les genres alors en vogue, c’est-à-dire dans la farce,