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l’avenir. C’est le juge de la Cour du Divorce, j’en ai peur, qui prononcera, en dernier ressort, la moralité de l’aventure.

Bien différente est l’héroïne des Masqueraders qui, sous les traits de Mrs Patrick Campbell, a fasciné Londres pendant toute la saison de 1894. Dulcie Larondie est d’abord coquette, ambitieuse, étourdie, avide de jouir et de briller ; mère, elle adore son enfant ; puis l’amour l’entraîne ; puis le devoir la réclame et la ressaisit. Elle est le jouet de ses propres émotions et des passions qu’elle soulève autour d’elle. Elle obéit à toutes les voix qui l’appellent ; elle s’abandonne avec une passivité gracieuse et triste à ces courans inconnus, à ces mystérieuses fatalités du dedans et du dehors qui brisent sa force et oppriment sa volonté.

M. Jones avait dit adieu au mélodrame pour écrire Judah ; il y est revenu dans les Masqueraders, non par épuisement ou par méprise, mais par un revirement d’esprit et un changement de système. Un mari qui joue sa femme à l’écarté, ce ne peut être que du mélodrame, à moins que ce ne soit le plus bas degré de la farce : témoin la Chambre à deux lits. Qu’importe à l’auteur des Masqueraders si les événemens sont invraisemblables et les situations artificielles ! Il n’en a cure, et le public qui l’applaudit ne s’en soucie pas davantage. Ne parlez pas à M. Jones d’une pièce « bien faite » : il semble avoir reconnu que l’architecture du drame compte pour peu de chose et que la science des Scribe et des Sardou est une duperie. Ne lui parlez pas de « réalité » ni de « logique » : il se défend d’être réaliste comme d’une tare et se moque des gens qui viennent au théâtre pour voir « des silhouettes de réverbères et des maisons de toile peinte, alors qu’ils pourraient, sans rien payer, contempler, fort à l’aise, de vrais réverbères qui ont quatre côtés et de bonnes maisons de briques bâties sur fondations. » La réalité n’est qu’un vaste champ d’études préparatoires et un magasin de matériaux. Quant à la logique, elle peut rester chez elle avec les professeurs qui l’enseignent et qui s’en font de bonnes rentes : c’est à eux seuls qu’elle est utile. Pourquoi le drame serait-il logique puisque la vie ne l’est pas ? Un drame doit renfermer quatre élémens principaux, parmi lesquels ne figurent ni la logique, ni la réalité. Ces élémens sont la Beauté, le Mystère, la Passion et l’Imagination. « Le théâtre, — c’est l’absolue conviction de M. Jones, — retourne, en ce moment vers le côté mystérieux et imaginatif de la nature humaine. »

Que si la critique serre de trop près l’auteur des Masqueraders, il se couvre, non sans raison, du grand nom qui vaut dix mille argumens. En effet, il faut le répéter encore, les drames de Shakspeare, sauf quatre ou cinq, sont des mélodrames traversés et vivifiés par des torrens de poésie, illuminés par des éclairs de pensée