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fait devant sa congrégation assemblée le cruel aveu de la faute de sa fille et abdique les fonctions spirituelles qui étaient son gagne-pain. Il y a de la vraie grandeur dans cet abaissement et une dignité saisissante dans cette confession d’indignité. Les paroles sont à la fois rudes et délicates ; elles viennent du fond de la nature et vont droit à l’âme. Mais, lorsqu’il cache son mortel ennemi pour le soustraire a de légitimes vengeances et partage avec lui son dernier morceau de pain, je sens que c’est trop et que la pitié, comme il arrive, empiète sur la justice. Puis, quand il s’écrie : « Chrétiens, n’apprendrez-vous jamais à pardonner ? » ce mot me fait tressaillir, et je change encore une fois d’opinion. Je me dis qu’il faut quelquefois exagérer jusqu’à la folie l’esprit de sacrifice pour faire entrer un peu de bonté dans des âmes dures et implacables.

Le talent de M. Jones a accompli un nouveau progrès dans Judah (21 mai 1890). Rien ne sent plus le mélodrame, ni dans les situations ni dans les caractères. La noblesse, la nécessité de la confession spontanée, qui inspire la plus belle scène de Saints and Sinners, est reprise dans Judah avec une grande puissance et devient le principal ressort dramatique. Une jeune fille appelée Washti Dethic a été dressée par son père au rôle de thaumaturge. L’extrême misère, l’extrême jeunesse, la pression morale portée peut-être jusqu’à la terreur, elle a bien des excuses pour avoir embrassé cet affreux métier. Maintenant son intérêt, son orgueil, l’enthousiasme de ses stupides adeptes la condamnent à continuer une imposture dont elle a horreur. Nous la plaignons, et nous savons gré à l’auteur d’avoir détourné tout notre mépris sur le misérable Dethic. Nous ne trouvons pas mauvais qu’une enfant exaltée et nerveuse croie sentir les effets de l’influence miraculeuse. Lorsque Washti est soumise à un jeûne de trois semaines, et que, par la vigilance impitoyable de ses gardiens, ce jeûne menace de devenir trop réel, l’héroïsme de la jeune fille nous touche malgré nous, comme s’il était dépensé pour une meilleure cause. Nous formons le souhait absurde que son père réussisse à lui faire passer quelque nourriture, nous sommes pour le miracle contre la science, pour le charlatanisme contre la vérité ; ce qui est un comble. Ou plutôt nous nous intéressons à une pauvre créature humaine en péril, et, sans réfléchir, nous voudrions qu’elle échappât. Que serait-ce si nous étions passionnément amoureux de cette femme ! Or c’est le cas de Judah Llewellyn.

Ces deux noms ont leur importance : l’auteur nous fait remarquer la double origine juive et celtique de son héros. Ce dualisme atavique explique sans doute le côté fanatique et le côté