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représentent le même esprit, à des degrés et sous des aspects différens. Hoggard a parfaitement conscience de sa coquinerie, et il n’y a de sincère en lui que l’orgueil. Il est convaincu qu’il y a une morale à part pour les habiles de sa sorte. Prabble est persuadé que le ministre ne ferait que son devoir en flétrissant du haut de la chaire le magasin coopératif qui ruine son épicerie. « Je soutiens sa chapelle : il doit soutenir mon commerce. » Même à la scène finale, au milieu des tragiques émotions du dénouement, lorsqu’il vient exprimer au ministre expulsé le repentir de sa congrégation ingrate, l’idée fixe reparaît : « Et, vous savez, M. Fletcher, je n’insiste pas pour peu que ça vous ennuie, mais si vous pouviez glisser un mot, un seul mot, dimanche, sur le magasin coopératif ! » Ainsi il n’est pas détrompé, il ne le sera jamais. Au fond, cet épicier qui adosse sa boutique à la chapelle raisonne-t-il et agit-il autrement que ceux qui faisaient jadis le trône solidaire de l’autel ? Cette politique a réussi du moins pendant un temps. « Savez-vous, mon cher Prabble, dit Hoggard à son compère, que c’est nous qui sommes la grandeur de l’Angleterre ; c’est nous qui l’avons faite ce qu’elle est ! » Ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’il a raison, Hoggard et Prabble représentent la démocratie puritaine, qui a autrefois accompli de grandes choses, mais qui, depuis deux siècles, n’a rien appris, sinon à gagner de l’argent. On les appelle la middle class, et cette middle class, en qui se confondent assez étrangement le pharisien et le philistin, est fort différente de notre classe moyenne ; elle inspire un véritable mépris aux intelligences supérieures et cultivées’ ; et Matthew Arnold a félicité, il y a dix ans, M. Jones de lui avoir porté, par l’admirable peinture des deux diacres, quelques-uns des plus rudes coups qu’elle eût encore reçus.

Ce que ni Arnold ni M. Jones ne se sont souciés de voir, c’est que, dans la vie ordinaire, le ministre ne peut appartenir à une autre race que ceux qui l’ont volontairement placé à leur tête. Tel troupeau, tel pasteur, et — j’oserai ajouter — tel Credo. A défaut de prudence, une considération artistique, que je comprends, aurait conduit forcément M. Jones à nous offrir un pasteur qui diffère (de son troupeau comme la suave tendresse de l’Evangile diffère de l’âpreté biblique. Ce ministre, qui se fait voler par un marchand de volailles et qui dit des choses sublimes, n’a pas été pris dans la réalité, mais dans le Vicaire de Wakefield, l’œuvre déraisonnable et délicieuse de Goldsmith. Par momens, il monte jusqu’à l’évêque Myriel, des Misérables, et ce n’est pas dans ces momens-là que je le préfère. J’avoue qu’il m’a, plus d’une fois, agacé par son aveuglement, irrité par sa mansuétude, impatienté par sa patience. Il est très humain, très viril, lorsqu’il