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avec la même adresse, et voilà Benjamin Goldfinch qui reprend une à une toutes ses illusions, restitue son estime à toutes les professions, à toutes les classes qu’il a maudites. En somme, il n’y a eu qu’un seul coupable, et l’humanité reste ce qu’elle était auparavant. Un apologue nous aide à entendre la pensée de l’auteur. Le soir où je suis allé au Garrick, il devait une partie de sa grâce à passer par les lèvres tremblantes d’une jeune actrice très novice. C’est la fiancée du jeune Goldfinch. Elle félicite timidement son futur beau-père du bien qu’il fait autour de lui. — « Vous êtes si bon ! — Mais les hommes sont si ingrats ! — Qu’est-ce que cela fait ? Chaque matin, je donne à manger aux moineaux qui viennent sur ma fenêtre : jamais ils ne m’ont dit merci, et souvent il y en a un, plus pressé que les autres, qui me donne un coup de bec. Cela ne m’empêche pas de recommencer le lendemain. » A la fin, Benjamin se souvient de cette leçon donnée par l’innocence et s’en fait l’application. Le coup de bec, c’est la tromperie dont il a été victime ; et quant à l’ingratitude des hommes… eh bien, c’est entendu, les moineaux ne disent pas merci.

Il y a un autre symbole dans cette petite pièce. Au premier acte, Benjamin, dans sa mauvaise humeur, a cassé ses lunettes. Depuis ce moment, il a dû se servir de celles que lui a prêtées son frère Gregory. Au dénouement, on lui rapporte les siennes, qui reviennent de chez l’opticien ; il les saisit avec joie, et rien n’empêche le spectateur, si cette superstition lui plaît, de s’imaginer que tout ce qui est arrivé tient à ces verres de lunettes. Qui ne devine la philosophie cachée là-dessous ? Notre esprit est le prisme qui décompose ou réfracte les objets. Tant que nous les verrons à travers notre instrument de vision intellectuelle, il est probable qu’ils nous apparaîtront toujours tels qu’ils nous ont apparu pour la première fois. La paire de lunettes est en nous : l’expérience les casse, l’illusion les raccommode.

Un talent sincère qui se complaît dans des données chimériques, un esprit tout moderne qui répand sur de vieilles choses un air de jeunesse, un écrivain très adroit à broder sur de légers canevas, mais que son habileté ne soutient plus qu’à demi dans ces grands sujets, et qui n’a pas eu encore la bonne fortune de se mettre tout entier dans une œuvre capitale, ainsi se présente jusqu’ici M. Sydney Grundy. Mais il n’a pas dit son dernier mot : il peut nous donner demain une vigoureuse comédie, prise en pleine réalité, un drame où frémisse la passion vivante. N’a-t-il pas tout ce qu’il faut : la grâce, le naturel, la sensibilité, l’humour, la science du théâtre et la faveur du public ?