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étrangement profonds ou amèrement éloquens, comme à de soudains éclairs ; on sent des âmes vraies à travers ces événemens irréels. Et enfin, l’avouerai-je ? on s’intéresse de tout son cœur à ce père absurde et touchant, qui a soif du front de sa fille connue l’amant a soif des lèvres de sa maîtresse. Pourquoi cet amour-là n’aurait-il pas ses angoisses et ses joies, ses jalousies et ses sacrifices, son draine et son roman ?

La plus harmonieuse, la mieux proportionnée, la plus aimable des pièces de M. Sydney Grundy, c’est A pair of spectacles, qui date, je crois, de 1891, et qui a été reprise, cette année même, au Garrick. Elle semble avoir été composée en présence d’un tranquille paysage, dans une heure de quiétude où l’indulgence est nuancée de mélancolie. On dirait que l’auteur venait de relire les Adelphes de Térence, et qu’il se plaisait à oublier ces mille combinaisons morales, ces complications infinies de la vie moderne, pour ne se souvenir que des caractères élémentaires et des situations primordiales de l’humanité. Il s’est cru revenu à cet âge béni où, pour les écrivains de théâtre comme pour les autres, « tout n’était pas encore dit. »

La comédie a pour thème cette crise de méfiance aiguë que traverse, tôt ou tard, l’homme qui a trop cru à la bonté humaine. Au premier acte, nous voyons Benjamin Goldfinch rayonnant l’optimisme entre sa jeune femme et le grand garçon qu’il lui a donné pour beau-fils. C’est le jour du terme, et il a formé le projet d’augmenter ses locataires. Non seulement il ne réalise pas ce projet, mais il n’exigera pas les loyers échus et se laissera persuader que c’est lui qui est dans son tort envers eux parce que les cheminées fument. Il leur donnera à tous des poêles neufs. Ainsi est posé le caractère de ce brave homme, qui croit être juste et n’est crue bon. Là-dessus survient son frère Gregory, qui ne croit à rien et n’a confiance en personne. Il force, en quelque sorte, Benjamin à prendre en flagrant délit de mensonge un ancien domestique qui exploite sa crédulité. A partir de ce moment, la devise du bonhomme sera Μέμνησ’ ἀπιστεῖν (Memnês’ apistein), Souviens-toi de te méfier. Il est plaisant de l’entendre renier successivement, non tel ou tel individu, mais telle profession, telle relation de parenté. Ainsi va la méfiance irraisonnée qui succède à la confiance aveugle. Elle généralise, elle proscrit par classes, par catégories, par fournées sommaires. « Je ne croirai plus aux cordonniers ! Je ne croirai plus aux valets de chambre ! Je ne croirai plus aux neveux ! » Son soupçon affolé l’entoure d’ennemis contre lesquels il est prêt à lutter : c’est un juge, un vengeur. Son fils, sa femme sont enveloppés un moment dans la disgrâce ; puis les nuages, amassés par une main adroite, sont écartés par la même main