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m’effleurent d’une aérienne caresse. » À ce passé vont instinctivement ses pensées et ses regrets.


V

Des nombreux essais de sa plume originale et infiniment variée, le plus curieux peut-être, le plus étrange à coup sûr, est celui qu’il a consacré au Jiujutsu. Là, semblerait-il, étant données l’importance qu’il assigne à son sujet et les conséquences qu’il en déduit, il toucherait au point vital, objet de ses recherches passionnées, à la solution du problème qu’il étudie depuis de longues années, solution qui rendrait compte des étonnans succès du Japon dans sa lutte disproportionnée avec la Chine. Qu’est-ce donc que le « Jiujutsu », et quelle définition donner de ce mot ?

Grands amateurs de sport, passionnés pour les luttes d’athlètes qui promènent de ville en ville et de village en village leur haute stature, leur prodigieuse corpulence et leur obèse carrure, les Japonais désignent de ce mot un genre de combat qui n’offre aucune analogie avec les combats de boxe si fort en honneur en Angleterre et aux États-Unis. Au Japon aussi c’est un art, mais un art différent, et dont la différence se résume dans le mot même de Jiujutsu : « Céder pour l’emporter. » Rien ici qui rappelle les boxeurs anglais, soumis pendant des mois à un entraînement savamment gradué, exhibant des torses nus que ne recouvre pas une once de chair superflue. Leurs muscles se tendent et se raidissent sous l’épidémie assoupli, l’être animal est amené à son maximum de force physique, de vigueur et d’endurance, d’endurance surtout, car dans la lutte anglaise la victoire sera au plus résistant, à celui qui, sans faiblir, saura porter et surtout recevoir les coups les plus terribles.

Au Japon, il n’en est pas ainsi. Dans une arène sablée, pour amortir les chutes, deux athlètes sont mis en présence, deux hommes au visage bouffi, aux regards atones, aux membres énormes, et dont les os et les muscles disparaissent sous une couche de graisse. Ils tournent lentement l’un autour de l’autre et quand ils s’abordent ce n’est pas pour se frapper, mais pour poser d’un geste familier leurs mains sur les épaules de l’adversaire. Lentement ces mains errent sur le torse nu ; les combattans s’enlacent, sans violence apparente : ils se palpent, non en ennemis impatiens de se ruer l’un sur l’autre et de se renverser, mais en anatomistes qui cherchent dans cette masse de chair un point faible qu’il leur importe de découvrir. Leurs doigts velus s’enfoncent dans cette graisse qui leur dérobe la jointure des os, la contexture du corps. Tout en se palpant, ils se rapprochent, ils