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Hearn : il le retrouve à la base des conceptions et des traditions, du passé et du présent, et chacune de ses études aboutit à cette conclusion ; chacun des faits qu’il cite, chacune des anecdotes à l’appui de ses récits révèle et affirme l’existence de ce principe qui, dans un autre ordre d’idées, explique la stoïque bravoure de cette race de prétendus fantoches grimaçans, sa parfaite discipline, et la force d’endurance dont elle a su faire preuve.

Ce principe posé, nul n’était mieux préparé que cet observateur clairvoyant à démêler l’apparente antithèse entre les conceptions et les actes, à les rattacher aux coutumes séculaires et à expliquer les uns par les autres ; nul n’était plus apte que cet écrivain subtil et délié, habile à faire vivre sous sa plume des types infiniment variés-tout en leur conservant leur originalité propre, à nous rendre, dans leur cadre particulier, les physionomies curieuses qui défilaient devant ses yeux.

Il nous les montre : le prêtre et l’enfant, le paysan et le marchand, la jeune fille et la femme, le lettré, le maître et le serviteur, et il ne se borne pas à les dessiner d’un trait net et fin, à les faire agir, penser et parler ; il met en lumière les mobiles qui les font agir, les sentimens qui les animent, les signes extérieurs par lesquels ces sentimens se traduisent, signes qui eux-mêmes se relient à tout un ordre de choses et de traditions et, par leurs racines les plus ténues, plongent dans un passé lointain. Une étude sur la musique lui suggère d’inattendus approchemens : « L’art musical japonais m’apparaît, écrit-il, comme un reflet adouci du nôtre, moins la force, le brillant et la passion. Ainsi qu’en un rêve on voit se dessiner à travers un voile diaphane une figure souriante et amie, cet art évoque le souvenir de rythmes ailleurs entendus, d’harmonies qui sommeillent dans ma mémoire. » Parlant du lien conjugal, il dit : « Plus j’avance dans mon étude de la vie telle que l’entend et la pratique ce peuple heureux entre tous, plus je me demande si notre civilisation ne fait pas fausse route et si elle est bien telle que moralement nous la croyons. J’estime, avec Kampfer, que les-Japonais valent mieux que nous. Nos moralistes, avec leur conception sémitique au sujet du péché originel, déclarent les Japonais amoraux : ils se trompent et nous trompent en affirmant qu’ils nous sont très inférieurs parce que leurs idées des rapports entre les deux sexes diffèrent profondément des nôtres. Ce que j’ai vu dans nos grandes agglomérations urbaines m’amène à la conclusion que la conception japonaise est supérieure à la nôtre, si ce n’est en théorie, tout au moins dans la pratique. Il faut, pour juger une race, un facteur indispensable à l’intelligence de tout sujet, complexe : à savoir le don de sympathie. Un geste, un regard révèlent bien des choses à qui possède ce don. » Et, ceci dit, il écrit, d’une plume sympathique et affinée, son essai sur le