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et fine ; sa plume, d’une merveilleuse souplesse, se jouait des difficultés. Certains articles de lui sur les questions sociales les plus délicates attirèrent l’attention des journaux de l’Est ; reproduits par eux, ils eurent un grand succès, dû à l’art de tout faire entendre sans appuyer, de glisser avec une incomparable aisance sur ce qui pouvait froisser les susceptibilités du lecteur, de se tirer avec un rare bonheur des exposés les plus difficiles. Il excellait surtout à décrire la vie des petits, des humbles, dont il était et voulait être, et ce don particulier lui valut d’être invité par le directeur de l’un des grands journaux de la Nouvelle-Orléans à collaborer à sa feuille. Il y publia une série d’articles très remarqués où il dépeignait avec une incomparable exactitude les mœurs, les coutumes, les traditions des bateliers nègres du Mississipi. Dans un ordre d’idées analogue, et de la même plume, il décrivait la vie plantureuse et sensuelle des riches planteurs, leur luxe, leurs occupations et leurs plaisirs. Doué d’une faculté d’observation et d’assimilation très rare, il s’identifiait avec les types qu’il étudiait, s’imprégnait de leurs conceptions et de leurs traditions. Ce qu’il voyait se reflétait comme en un miroir révélateur aussi bien des manifestations extérieures que des secrets mobiles, et sa plume déliée en rendait, dans une forme exquise, les nuances les plus insaisissables. Très lus et très goûtés à New-York, ces articles attirèrent l’attention d’un grand éditeur de cette ville, qui proposa à Lafcadio Hearn de l’envoyer aux Antilles pour y étudier sur le vif la population créole et noire, et, de même qu’il avait dépeint la vie dans la Louisiane, d’écrire un livre dont il lui offrait un bon prix. Lafcadio Hearn accepta, ce genre de travail étant pour compléter ses précédentes études, et ce volume, qui eut le plus grand succès aux Etats-Unis, confirma sa réputation et décida de son avenir. Il avait trouvé sa voie : le goût des voyages s’était éveillé dans ce nomade anglo-grec-américain, et allait bientôt l’entraîner au bout du monde, pour la plus grande satisfaction de ses lecteurs et aussi de tous ceux qu’intéressent les problèmes compliqués de l’extrême-Orient.


II

C’est en effet comme observateur aussi sagace que profond du génie japonais, comme écrivain merveilleusement préparé par ses goûts et ses travaux antérieurs à nous initier aux conceptions de ce peuple, si peu connu bien qu’il en ait été tant parlé, que Lafcadio Hearn a mis le sceau à sa réputation. Ses travaux sur le Japon, réunis en deux volumes sous le titre de Gimpses of un familiar Japan, « Aperçus d’un Japon inconnu », ont eu, en Angleterre et aux États-Unis,