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dramatiques ont seuls le pouvoir d’exciter un jeune esprit. Or, le soldat, l’infime atome perdu à son rang, ne voit presque jamais un spectacle complet, intelligible et intéressant. Il n’a aucune notion des lieux où il se trouve, s’il ne les connaît pas d’avance. De l’adversaire qui est en face de lui, il ne sait qu’un nom générique ; il n’aperçoit même pas l’ennemi qui le canonne à grande distance, il entrevoit à peine dans la fumée, par masses confuses ou par petites fractions, l’ennemi qui le fusille. Tout lui est vision indéterminée, rapide, fragment inexplicable d’un kaléidoscope en mouvement. Ah ! qu’ils sont cent fois vrais, les soldats myopes de l’école de Stendhal et de Tolstoï, qui n’ont rien vu, rien compris de la bataille ! Qu’il est vrai et typique, ce mot de vieux soldat recueilli par M. le duc d’Aumale. Le prince avait pour adjudant-major, dans un régiment qu’il commandait, un certain Lefebvre, qui fut depuis général de brigade. Cet officier avait fait dans le rang la campagne d’Espagne, en 1823. — « Voyons, Lefebvre, lui disait-on vingt ans après, parlez-nous de l’Espagne ; vous devez bien la connaître. — Je ne connais pas l’Espagne. — Comment ? Vous en avez fait le tour ! — Possible. Connais pas. On ne voit rien le sac sur le dos. » Et quand une courte campagne est ce que fut la nôtre, la poussée désordonnée, incohérente, d’un, troupeau ahuri, recru de fatigue, mené à l’abîme à travers l’inconnu, le soldat a vu et compris moins que rien ; il n’a que des larves d’idées et de souvenirs.

Une seule impression pittoresque, grandiose, m’est restée dans les yeux : la première, en arrivant le soir au camp de Vouziers. Le 7e corps bivouaquait sur la pente des collines, à l’orée des bois ; ses feux étoilaient les profondeurs de l’horizon où ils se confondaient avec les astres du ciel. Des groupes d’hommes, rangés en cercle autour des brasiers, attisaient les flammes. C’était d’un effet imposant et poétique ; c’était enfin une armée, telle que je me la représentans dans mes devoirs de rhétorique. Je me promettais un beau développement de cette première émotion : je n’étais pas encore mouillé, ni fourbu ; avant de se séparer, les « isolés » avaient passablement dîné, pour la dernière fois, dans une auberge de la ville. On ne me laissa pas le temps de mûrir ma composition : l’ordre vint de bivouaquer cette nuit avec les armes sous la main ; et bien avant l’aube, comme la pluie commençait de tomber du ciel assombri, on nous fit former en ligne de combat pour attendre l’ennemi, qui était tout près, disait-on. On l’attendit de longues heures, en piétinant un labour, dans l’énervement de l’incertitude. Rien ne vint.

C’était le moment où le Maréchal, tiraillé entre ses renseignemens particuliers et les instructions pressantes de Paris, hésitait