Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lire un livre très bien fait, œuvre d’un écrivain très habile, maître d’instinct de toutes ses forces, et, jusqu’à un certain point, créateur de sa langue. C’est quelque chose, à coup sûr, c’est beaucoup. Mais ce n’est point assez pour les fanatiques de Goethe, car cela ne suffirait pas pour assurer la véritable VIE au plus populaire de ses ouvrages. Vous comprenez ce que j’entends par là. Un livre ne vit pas parce qu’on le commente encore, comme nous venons de commenter celui-là : est-ce qu’on ne commente pas, jusque dans les écoles, des foules de traités qui, cependant, sont morts et bien morts ? Il ne vit pas non plus parce que des anthologies continuent à en reproduire certains fragmens : est-ce que des plantes vivent parce qu’on conserve leurs fleurs dans des herbiers, ou des animaux parce qu’on expose leurs squelettes dans des musées ? Un livre ne vit qu’autant qu’il suscite dans l’âme des lecteurs, à travers les âges, les passions que l’auteur a remuées ; qu’autant qu’il demeure une force active et réelle : qu’autant qu’il contribue encore à façonner les générations nouvelles qui se nourrissent et croissent de son inépuisable sève. Ainsi vivent un petit nombre d’œuvres privilégiées, fruit du génie ou de la souffrance ; ainsi, plusieurs de celles dont M. Grimm a cru pouvoir, à propos de Werther, évoquer le souvenir. Si ces pages avaient pu montrer que Werther, quelque important qu’il soit dans l’histoire des lettres, n’a cependant point droit à figurer dans ce catalogue réservé ; si elles pouvaient contribuer à ramener à des proportions plus justes, et pour ainsi dire à assainir l’idée qu’on se fait couramment de cette œuvre fameuse ; si même elles servaient seulement, dans une moindre mesure, de contrepoids à l’enthousiasme aveugle des sectaires, nous aurions atteint le but que nous leur avons assigné.


EDOUARD ROD.