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causaient guère. Car M. le prince de Joinville et M. le duc d’Aumale, cédant à un de ces appels que leur patriotisme écoute toujours, avaient eu l’abnégation de ne pas venir prendre leurs sièges à Bordeaux ; et, de leur côté, ni M. le Comte de Chambord, ni M. le Comte de Paris n’avaient donné signe de vie. Mais mon père voulait douter de ces dispositions de M. Thiers qu’il aimait beaucoup, et il accepta la mission délicate de l’interroger sur l’accueil que recevrait de sa part une proposition d’abrogation des lois d’exil.

Je possède, écrit de la main de mon père, le curieux récit de cette conversation, où M. Thiers lui annonça son intention formelle de combattre ce projet. Je n’en veux extraire que ce qui concerne la personne de M. le Comte de Paris. M. Thiers, qui n’avait jamais été en relations avec le prince, avait parlé de lui à mon père avec une bienveillance un peu dédaigneuse. « Vous ne le connaissez pas, lui avait dit mon père ; croyez-moi, sa valeur est égale, — et c’était aussi l’opinion de mon beau-père, le duc de Broglie, — à celle de n’importe quelle personne de son rang avec laquelle vous vous soyez rencontré. » Et pour l’en convaincre, mon père crut bien faire de laisser entre les mains de M. Thiers quelques lettres où M. le Comte de Paris s’exprimait sur la situation générale avec une remarquable justesse et modération de langage, sur M. Thiers, en particulier, avec beaucoup de considération et d’éloges, mais où il maintenait énergiquement ce qu’il appelait ses droits de citoyen. Vingt-quatre heures après, M. Thiers rendit ces lettres, mais quel ne fut pas l’étonnement de mon père de l’entendre s’exprimer sur le compte du prince avec une grande violence de langage. « Je ne le connaissais pas, lui dit M. Thiers. Je le connais maintenant ; c’est un rusé, un ambitieux et celui de tous les princes de la famille dont il faudra le plus se méfier. » — « Que s’était-il passé ? ajoute mon père dans son journal. Rien, absolument rien ; mais pendant ces vingt-quatre heures, M. Thiers avait eu le temps de s’apercevoir, en lisant ces lettres, que M. le Comte de Paris avait une grande valeur personnelle. » Il ne fallut rien moins que cet incident pour achever de dessiller les yeux de mon père, et je me souviens encore de l’accent et de l’émotion avec lesquels, entrant chez moi au sortir de cette conversation, il me dit : « Il n’y a rien à faire avec M. Thiers. Il faut vous entendre avec la droite. »

L’entente avec la droite était facile. Nos collègues ne demandaient qu’une chose, et assurément bien légitime : c’était l’assurance que, si les princes d’Orléans souhaitaient de rentrer en France, ce n’était pas pour faire arriver au trône M. le Comte de Paris. Or personne n’était plus disposé à leur donner cette