Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/186

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la passion, la jalousie, devint le meurtrier de son rival. Werther apprit la tragique nouvelle par Charlotte. Il en fut aussitôt violemment impressionné. Il courut revoir les lieux bienveillans où il s’entretenait avec le jeune amoureux. « Le seuil sur lequel les enfans du voisin avaient joué tant de fois était souillé de sang. L’amour et la fidélité, les plus beaux sentimens de l’homme, s’étaient transformés en violence et en assassinat. » Mille pensées tumultueuses s’agitaient en lui. Bientôt il vit approcher une troupe de gens armés. On amenait le meurtrier.

« — Qu’as-tu fait, malheureux ! cria Werther en s’approchant du prisonnier.

« Il jeta sur Werther un regard tranquille, garda un moment le silence, et répondit enfin sans s’émouvoir :

« — Personne ne l’aura, elle n’aura personne. »

Aussitôt, Werther s’intéressa passionnément à ce misérable, — l’admira peut-être, car, dans son état d’esprit, toute passion assez forte pour pousser un homme à quelque acte extraordinaire devait lui sembler sublime. Il fut arraché pour un moment à sa tristesse, à son découragement, à sa résignation indifférente ; la compassion s’empara de lui avec une force irrésistible, et il fut saisi d’un indicible désir de sauver cet homme. Il le sentait si malheureux, il le trouvait même, comme meurtrier, si excusable, il se mettait si bien à sa place qu’il croyait fermement persuader les autres aussi. Vain espoir : Albert et le bailli n’ont pas de peine à rétorquer ses argumens, au nom de l’intérêt collectif et de la sûreté de tous ; et confondant sa destinée avec celle de l’assassin, Werther note sur un petit billet qui se retrouva plus tard parmi ses papiers : « On ne peut pas te sauver, malheureux ! Je vois bien qu’on ne peut nous sauver ! »

La discussion qu’à propos de cet incident fictif Werther soutient contre Albert et le bailli, me paraît être un écho de celle que Gœthe eut à propos du suicide de Jérusalem, avec Kestner et M. Buff, en présence de la bonne Charlotte, tout effrayée de voir jusqu’où peut conduire le « sentiment ». Quant aux réflexions qu’il prête à son héros, j’imagine qu’elles rappellent celles qu’il ne manque pas de faire lui-même sur la mort tragique du jeune diplomate brunswickois : « Hé quoi ! songea-t-il sans doute, il y a donc des êtres en qui la passion est réellement assez forte pour les pousser à de telles violences ! Par quel miracle sont-ils entraînés à ce point, où l’on peut s’oublier assez complètement pour renoncer à vivre ? Leur âme s’épanouit dans la renonciation suprême, ils ne pensent plus, ils ne réfléchissent plus : ils agissent sous l’impulsion directe de la nature et de la douleur, qui abolit